Interview

Appartient au dossier : Le grand reportage, façon prix Albert-Londres

Prix Albert-Londres : célébrer la curiosité critique
Entretien avec Hervé Brusini

Médias

Hervé Brusini lors des Assises du journalisme à Lille en mai 2008. Wikipédia CC-BY

« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus que de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie », disait Albert Londres. Fidèle à cette éthique, le prix Albert Londres récompense chaque année les grands reporters français.
À l’occasion de la rencontre avec Allan Kaval, lauréat du prix 2020, Hervé Bursini, journaliste et président du prix Albert-Londres, répond aux questions de Balises.

Comment est né le prix Albert Londres ? 

Albert Londres, « prince des reporters » selon sa consœur Andrée Viollis, est une référence pour les journalistes : un personnage discret, engagé, généreux. Il a défendu des causes perdues et oubliées, donné la parole à ceux qui ne l’ont pas, ceux qu’on ne regarde pas : les bagnards de Cayenne, les fous, etc. Certains de ses reportages ont eu de grandes répercussions à l’époque et ont pu faire évoluer la société. Pour les journalistes, comme pour le grand public, il est ainsi devenu une figure mythique, dont les reportages produisaient des effets bien réels. 

Il disparaît en 1932, dans l’incendie d’un paquebot qui le ramène en France, au terme d’une enquête sur des trafics d’armes qui allait, selon lui, être explosive. Sa mort brutale, et par certains côtés mystérieuse, fait alors grand bruit. Le prix naît un an après la mort d’Albert Londres. Sa fille Florise et certains de ses compagnons comme Edouard Helsey et Joseph Kessel décident de créer ce prix, remis par d’éminents journalistes à leurs plus jeunes confrères, pour récompenser un travail d’enquête. Ce prix aura bientôt 90 ans : c’est le plus vieux prix du journalisme en France. 

Quelle est la spécificité de ce prix ? 

C’est un prix qui récompense le travail des grands reporters de moins de quarante ans, pour des productions réalisées dans l’année. Le prix a d’abord salué seulement des articles de presse, puis, depuis 1985, sous l’impulsion d’Henri de Turennes, des documentaires audiovisuels. Une récompense est décernée aux livres depuis 2017. 

Il n’y a pas de sujet imposé, et on retrouve dans l’histoire du prix des reportages sur les guerres en cours, des sujets plus légers comme le récit des premiers voyages en avion par Alix d’Unienville (En vol), des enquêtes approfondies sur le travail (La Mise à mort du travail, de Jean-Robert Viallet) ou la dénonciation des dispositifs de reconnaissance faciale (Sept milliards de suspects, de Sylvain Louvet et Ludovic Gaillard). 

L’essentiel, c’est le reportage, d’être allé sur le terrain et de dire ce qu’il y a à en dire. C’est cette fonction de témoignage qui nous semble indispensable et qui demande un réel travail de curiosité critique. 

Un photographe tenant son appareil
Le photographe Pierre Verger dans son Tour du Monde 1934 pour Paris-Soir, 20 avril 1934 – source : RetroNews-BnF

Pourquoi célébrer le grand reportage ? 

Le journalisme a mauvaise presse aujourd’hui. Il s’agit donc avec ce prix d’éduquer à ce qu’est vraiment le journalisme, de parler des qualités que doivent réunir les journalistes et de présenter le travail d’enquête qui est le leur. On ne peut pas seulement éduquer à l’information par la déconstruction des fausses nouvelles. Il faut réactiver la fonction du journalisme dans nos sociétés démocratiques, en rappelant son histoire et en montrant que ses valeurs sont toujours présentes.

Le grand reportage reste indispensable pour rendre compte de la complexité des situations. Le fait de témoigner de ce qu’on voit est une première manière d’appréhender les problèmes, avant l’expertise, avant les commentaires des spécialistes. Aller enquêter sur place oblige à une honnêteté à l’égard du réel, et permet de renouer avec le grand récit et avec la narration.

Sur quels critères choisissez-vous les lauréats ? 

Les critères ne sont pas véritablement formalisés. Ce qui nous guide, c’est l’exemple d’Albert Londres et de ce qu’il a pu écrire. Ce sont des critères d’engagement, de sincérité, de vérification de l’information, ce qui suppose de s’être impliqué physiquement et intellectuellement dans son enquête. 

Le style nous apparaît aussi comme essentiel. Albert Londres écrivait de manière extraordinaire : en plus d’informer, ses textes sont pleins d’esprit, d’humour, de phrases-choc. Son talent d’écriture permettait au lecteur de voir et de comprendre des situations souvent lointaines et inconnues. Il dénonçait ce qu’il avait sous les yeux, avec le désir de faire évoluer les situations en les révélant au public. Cette curiosité offensive et stylistique, on la retrouve chez de jeunes journalistes. 

Qu’est-ce qui a marqué le jury dans le travail d’Allan Kaval, récompensé en 2020 ? 

Allan Kaval est d’une sincérité totale, et son engagement en Syrie et au Kurdistan a été extrêmement fort. Allan est allé dans les geôles où se trouvaient beaucoup des anciens membres de Daesh, et s’est interrogé sur leur sort. Pour lui, la manière dont ils sont traités est révélatrice de la réponse occidentale face à la question de Daesh : réponse sommaire qui essaye de repousser les questions gênantes comme les enfants de Daesh, l’absence de jugement de ces prisonniers, qui pour certains sont exécutés sommairement. Allan Kavall considère que la manière dont des États de droit transigent sur leurs principes est une faillite et son reportage rend compte de cette tentative ratée de liquidation du problème. Cela révèle notre difficulté à affronter le choc du djihadisme. Il le fait avec un choix des mots, un souci de l’expression, absolument remarquables. Allan Kaval est un confrère d’exception, nous étions heureux de le saluer. 

Pourquoi le jury a-t-il choisi de récompenser Caroline Hayek, en 2021 ?

Les articles de Caroline Hayek nous ont séduits d’abord par l’originalité du projet journalistique dont ils témoignent. Elle s’est intéressée aux Syriens réfugiés à Beyrouth, pour montrer à quel point une double peine leur est infligée. Non seulement ils ont tout quitté pour se réfugier au Liban mais en plus, avec l’explosion du 4 août 2020 sur le port de Beyrouth, ils ont été soumis à un second traumatisme, car nombre d’entre eux habitent non loin de la zone du port. Sachant que Caroline Hayek est franco-libanaise, c’est extrêmement digne de se montrer soucieuse des autres en s’intéressant au sort de ces personnes. 

En ce qui concerne la forme, ses reportages forment une déambulation dans le Beyrouth d’après l’explosion. Cela montre de façon impressionniste à quel point la ville est effondrée, à quel point les gens sont occupés à survivre dans une sorte de conflagration générale. Ses articles laissent aussi deviner la corruption et donc l’absence de perspective. Cette déambulation se fait par petites touches, dans un style cinématographique et percutant. De plus, même si la récompense ne s’adresse pas à un journal, c’est aussi l’occasion de saluer L’Orient-Le Jour. C’est un journal en plein renouveau qui essaie de se redresser avec une équipe de jeunes journalistes. Dans un pays où l’omerta règne, L’Orient-Le Jour lutte au quotidien pour faire de l’information. 

Publié le 10/01/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Grands reporters : le monde depuis 1989 : prix Albert-Londres


Les Arènes, 2018

Cet ouvrage rassemble 103 reportages primés depuis 1989 et raconte l’émergence du monde actuel, de l’Afghanistan à l’Afrique du Sud, en passant par les cités marseillaises.

À la Bpi, niveau 2, 079.3 GRA

Maison Albert Londres

Construite dans les années 1830, la maison Albert Londres de Vichy a vu naitre le célèbre grand reporter en 1884. Elle abrite aujourd’hui ses souvenirs et des expositions qui lui sont consacrées.

Site du prix Albert Londres

Vous retrouverez sur le site du prix Albert-Londres, la liste des lauréats et des articles récompensés ainsi que les membres du jury.

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