Avec son film Notre siècle, le cinéaste arménien Artavazd Pelechian explore la vanité des hommes à vouloir s’arracher du sol. À partir d’images d’archives des débuts de l’aviation et de la conquête spatiale, le cinéaste réinterprète le rêve d’Icare. En guise d’esquisse de Notre siècle, La Terre des hommes expose la beauté du monde au travers des images de labeur et de progrès. Ces deux films sont présentés dans une séance du cycle « À l’aventure ! » dédiée aux films d’aviation et d’exploration spatiale. Vincent Sorrel, cinéaste et enseignant en création artistique, présente la pratique de ce cinéaste unique.
Pourquoi proposer deux films d’Artavazd Pelechian pour cette séance ?
J’ai proposé de mettre en regard La Terre des hommes (1966) avec Notre siècle (1982) parce que La Terre des hommes est un film rare, qu’Artavazd Pelechian ne présente jamais dans les rétrospectives. C’est un des premiers films qu’il a réalisés quand il suivait encore des études de cinéma à l’école de Moscou. Il y parle du travail des hommes mais aussi du sien, en tant que cinéaste : sa recherche est visible. C’est pourquoi je trouve intéressant de le montrer.
Avec Notre siècle, Artavazd Pelechian compose une fresque sur la conquête spatiale : il est à l’apothéose de son geste de montage qui est unique. C’est un film monument. Il y a déjà des images de vols libres et de cosmonautes dans La Terre des hommes, qui est une forme d’esquisse de Notre siècle. C’est également le cas entre La Patrouille de montagne (1964) et Les Saisons (1975). La Patrouille de montagne s’intéresse au travail d’hommes qui entretiennent, par tous temps et de nuit comme de jour, une voie de chemin de fer qui traverse les montagnes pour relier l’Arménie à la Géorgie, puis, au-delà, Moscou et le reste de l’URSS. La voie est souvent obstruée par les éboulis à l’occasion d’orages violents. Le film représente un point de vue assez classique sur le progrès, une lutte contre la nature. Quelques années plus tard, pour réaliser Les Saisons, Artavazd Pelechian se détache du contexte, du travail, de tous les aspects documentant la situation, pour développer un langage poétique à partir du seul motif des éboulis.
Notre siècle contient de nombreuses images d’archives. Comporte-t-il aussi des images tournées par Artavazd Pelechian ?
Il est facile de remarquer sur certaines images que les cosmonautes ont une quarantaine d’années, ce qui, à l’époque, n’est pas envisageable dans la réalité. Artavazd Pelechian leur a demandé de revenir et de réendosser leur tenue pour rejouer certaines scènes. Le cinéaste essaie toujours de nous perdre, de faire en sorte que le spectateur n’ait plus les pieds sur terre. Il tend vers un propos universel et, pour y parvenir, il cherche à se débarrasser du contexte, à enlever la singularité qui permet de se repérer. Qui ? Quoi ? Quand ? Où ? Il rassemble des images qui ont plusieurs origines à travers un même geste qui consiste à créer un nouvel espace avec le film qui, en prenant de la hauteur, tend vers l’originel.
Travailler à partir d’images filmées par des anonymes, des images de propagande ou des images qui ont été tournées par les scientifiques, participe à ce mouvement. Ce sont des images sans auteur. On pourrait penser qu’il n’y a pas de regard dans ces images mais il ne suffit pas qu’elles soient anonymes pour qu’elles deviennent siennes. Pour les façonner à sa main, Artavazd Pelechian les re-filme. Pour cela, il utilise une machine de laboratoire, une truca, qui est la combinaison entre une caméra et un projecteur. Il re-filme les images pour leur donner un autre rythme, un autre sens. Il re-filme également les images qu’il a tournées lui-même pour les monter ensemble. On peut voir, par exemple, un cosmonaute le visage tourné vers la droite, et après, le même visage inversé regardant vers la gauche. Il y a très peu de films où les images sont inversées ou dans lesquels on revoit ce qu’on a déjà vu, différemment. Il y a beaucoup d’explosions filmées dans Notre siècle mais Artavazd Pelechian se sert aussi de cette machine pour faire éclater certaines images, littéralement et optiquement. Artavazd Pelechian est un des rares cinéastes à utiliser artistiquement ces outils conçus pour réaliser des effets ou des bandes annonces : il se sert de la truca comme une machine à réinventer le temps.
Dans La Terre des hommes, Artavazd Pelechian filme des hommes qui travaillent dur, par exemple, pour alimenter une forge sidérurgique en charbon. La truca, sa machine à lumière, lui sert à forger ces images. De la même manière, on voit le travail de l’imprimerie alors que le cinéaste copie des images avec la truca. C’est un film sur le travail et un film sur son travail de fabricant d’images.
Quel point de vue ArtavazdPelechian adopte-t-il ?
Les films qui documentent les débuts de l’aviation, comme Un voyage en aéroplane avec Wilbur Wright à Rome (1909) de Félix Mesguich, adoptent très vite le point de vue de la machine. Quand on voit des hommes à l’écran – il n’y a que des hommes sur le terrain d’aviation – ils regardent l’avion. Le film finit sur des vues où la caméra est embarquée, fixée à la structure du fuselage. C’est, en quelque sorte, la machine qui cadre. L’exploration humaine peut aller plus loin grâce aux moyens techniques et la caméra devient embarquée pour accompagner ce mouvement. Ainsi, l’humanité enfourche, sans se poser trop de questions, les outils du progrès pour dévorer – en images – ce qui reste encore à explorer du monde inconnu.
Quand Artavazd Pelechian travaille dans son atelier, il manipule des centaines de bobines qu’il charge sur la table de montage pour les examiner. Pour cela, il enclenche les perforations du film sur les picots qui entraînent la pellicule. Les images sont prises dans le défilement mécanique qu’il contrôle à la main. Très facilement, il avance puis il va en arrière, il accélère, il ralentit. Artavazd Pelechian est le premier spectateur de sa manipulation des images et c’est cette expérience d’être pris dans le rythme mécanique des images qu’il restitue au spectateur. En s’intéressant à ce qu’il voit quand il travaille sur les machines de cinéma, en inversant la même image, il créé un point de vue impossible. Ce « point de vue » de l’être dans la machine a été conceptualisé par le philosophe Henri Bergson.
Il y a aussi, chez Artavazd Pelechian, une vision du progrès ambivalente. Il est fasciné par la conquête spatiale et, en même temps, il y voit une forme d’arrogance. Dans Notre siècle, il y a plusieurs fins. Il n’y a que des fins, en fait. Artavazd Pelechian est réellement fasciné par la conquête de l’espace et la vision du progrès qu’elle offre mais il réfléchit aussi à la vanité de l’homme à vouloir s’arracher du sol de la Terre. Il y a deux visions dans le même montage et, de la même manière, il mélange des images de la propagande soviétique comme celles de la propagande américaine.
Artavazd Pelechian est-il un documentariste de terrain ? Comment prend-il de la hauteur sur son sujet ?
Pour un film comme Notre siècle, il passe beaucoup de temps dans un laboratoire de cinéma. Cette abstraction du monde lui convient très bien. Il ne filme pas le réel mais plutôt la réalité des images quand il les manipule sur les machines, leurs mouvements pris dans les rouages des machines, comment la lumière les traverse… Il s’intéresse beaucoup aux phénomènes mécaniques et lumineux dans la rencontre entre les machines et les images. Travailler de nuit en atelier le mettait dans un état d’esprit quasi spirituel. Le refuge que peut être un monde où l’on invente d’autres lois que celles qui régissent le réel, dans lequel on peut organiser les choses différemment et se détacher de ce que l’on voit, ce qui lui permet d’inventer un monde qui ne ressemble pas à celui dans lequel on vit, cette distance avec le monde est une condition pour rentrer dans une « métaphysique » – c’est le mot qu’il utilise pour évoquer le cosmos que représente pour lui l’atelier de cinéma.
D’ailleurs, il était très inspiré par le cosmisme russe, un mouvement philosophique initié au 19e siècle et qui s’est perpétué dans une forme de spiritualité sous le marxisme. Le cosmisme a beaucoup inspiré les physiciens qui ont imaginé la conquête spatiale soviétique, qui n’a rien à voir avec l’idéologie qui guidait la conquête spatiale américaine. La conquête spatiale américaine est une histoire de colons – on va planter le drapeau américain sur le sol de la Lune –, quand le cosmisme voulait ouvrir de nouveaux horizons pour permettre à l’homme d’atteindre de nouveaux espaces et ainsi échapper à la gravité de la Terre.
La question de la gravité est déjà présente dans La Terre des hommes, où l’on voit des pilotes effectuer des vols libres. Dans Les Saisons, les bergers tombent, puis, dans Notre siècle, les pilotes et les cosmonautes essayent de s’élever. On voit des images d’entraînement, des séquences entières où les pilotes s’exercent à planer. Le cosmisme russe exprime une aspiration de l’humanité à atteindre d’autres états (liquide, gazeux..) mais cette philosophie a également beaucoup influencé sa manière d’envisager le montage. Il a réfléchi au montage de séquences dans des relations d’attraction et en travaillant beaucoup le motif de la sphère, du cycle. L’imaginaire cosmique se retrouve dans l’organisation des séquences du film, à l’image de celle des planètes entre elles, qui forme un univers. Il parle de son geste de montage comme de la mise en orbite de séquences.
Artavazd Pelechian utilise des images des débuts de l’aviation. La succession des chutes crée un effet comique, quasi burlesque qui conforte cette impression de vanité, pour les hommes, à vouloir s’arracher du sol. Il travaille aussi à partir d’images scientifiques tournées par l’armée ou les agences spatiales qui ont beaucoup recours à la caméra dans leurs activités. Artavazd Pelechian a récupéré des archives d’essais où les pilotes et les cosmonautes subissent la force G et continuent à travailler en l’absence de toute gravité. Ces images ont été tournées par des scientifiques pour observer les effets de ces phénomènes physiques sur les cosmonautes, et ainsi, réfléchir sur les conditions de l’aventure pour s’assurer l’exploit des nations. Ce n’est, en effet, pas une question de progrès ou celle d’une humanité qui élargirait ses frontières, mais de l’exploit d’une nation sur les autres.
Comment envisager de documenter la conquête de l’espace sans le recours aux images des grandes agences spatiales ?
Depuis la Première Guerre mondiale et l’installation par l’industriel André Debrie de caméras dans des avions pour cartographier ou vérifier si les cibles sont atteintes en les synchronisant avec des armes, il y a une histoire inextricable entre l’aviation, l’armée et les techniques cinématographiques. Récemment, Eléonore Weber a réalisé Il n’y aura plus de nuit (2021) à partir d’images infrarouge prises par les visées des pilotes d’hélicoptère pendant les opérations en Irak. Les images sont produites par les dispositifs eux-mêmes et les cinéastes n’ont plus besoin de partir pour réaliser des films. Il y a plusieurs films produit récemment réalisés à partir d’images de vidéo-surveillance. La sécurité a remplacé l’exploration. Rien ne pourrait plus échapper au contrôle.
L’exploration, c’est aussi l’isolement. Je pense à Dernières nouvelles des étoiles (2017) de Jonathan Millet, qui raconte une expérience de solitude extrême en milieu inhabité, ou L’Exilé du temps (2016), d’Isabelle Putod, ou Midnight Cave: The Time Experiment (1972) de Michel Siffre, qui raconte l’expérience d’isolement sous terre. Les scientifiques ont observé notamment que le risque de dépression est moins important que celui de céder à l’appel de l’infini, attiré par l’immensité de l’univers, qui représenterait le vrai danger de l’isolement.
Le film de Vincent Sorrel nous fait entrer dans l’atelier du mythique cinéaste arménien et découvrir sa façon unique de monter en mettant le monde à distance pour mieux de réinventer.
Le centième numéro de la revue, paru en 2017, contient un article de Vincent Sorrel : « Le cinéaste est un cosmonaute. Notes pour un film sans Pelechian ». Le cinéma d’ Artavazd Pelechian n’est pas intellectuel, c’est un cinéma qui s’intéresse à la physicalité des choses, à ce qui se passe vraiment sur les images. Il s’est affranchi des règles de montage pour en inventer d’autres que Vincent Sorrel cherche à saisir.
La revue iDoc est consacrée au cinéma documentaire. Chaque numéro est centré autour d’un cinéaste ou d’un thème de réflexion. L’article de Vincent Sorrel intitulé « Les mains agiles. De l’éboulis à l’effondrement, démesures et contingences dans l’œuvre d’Artavazd Pelechian et de Jacques Perconte » est au sommaire de ce numéro sur le thème de la nature. La revue est proposée dans certaines bibliothèques.
Deux chefs-d’œuvre du court métrage, signés du cinéaste arménien Artavazd Pelechian, sont au programme d’une séance de « Révisons nos classiques » à la Cinémathèque française : Nous et Les Saisons.
Marguerite Vappeau et Claire Déniel (dir.)
Yellow now, 2016
« Enfant de l’Union soviétique, ce maître du cinéma arménien écrit une ode héroïque et lyrique aux peuples en marche, aux travaux immémoriaux des hommes, à la conquête du ciel et de l’espace. Critiques et cinéastes sont réunis dans cet ouvrage pour questionner l’œuvre de cet inventeur de cinéma qui raconte l’histoire du siècle, entre élans, espoirs et inquiétudes. Comment le cinéma de Pelechian entre-t-il en dialogue avec notre temps ? (Quatrième de couverture) »
À la Bpi, niveau 3, 791.24 PEL
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