L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident Dans les pas d'Edward W. Said
Alors que le Moyen-Orient souffre des ravages de la politique d’ingérence occidentale et que le monde musulman est renvoyé à sa supposée infériorité civilisationnelle, la relecture des travaux d’Edward W. Said est plus que jamais nécessaire. Son ouvrage phare, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, publié en 1978, il y a près de 40 ans, conserve une acuité redoutable et une pertinence rare.
Intellectuel rigoureux et curieux, Edward W. Said a révolutionné la recherche “orientaliste” en transcendant les disciplines traditionnelles. Il a surtout éveillé les consciences occidentales et mis à jour les stéréotypes sur le monde oriental véhiculés par la culture universitaire et populaire. Écrivains, artistes, politiques, scientifiques et voyageurs racontent en effet, dès le 18e siècle, un Orient fantasmé : arriéré, nonchalant, cruel, étrange. L’autre, “l’Oriental”, est essentialisé et invisibilisé. De culturelle, la domination de l’Occident sur l’Orient devient peu à peu politique et militaire. L’Orientalisme, cette idéologie aux contours scientifiques, irrigue désormais l’ensemble de nos rapports à cette civilisation si proche et si lointaine.
Outre cet ouvrage fondateur, Edward W. Said est l’auteur d’une œuvre éclectique et puissante. Militant acharné, son regard sur le monde est, aujourd’hui encore, nécessaire pour en appréhender la complexité.
Edward W. Said, un penseur “à contre-voie”
Né en 1935, Edward W. Said incarne une pensée cosmopolite, complexe et riche d’expériences multiples. Intellectuel et militant politique, critique littéraire et musical, Palestinien de Jérusalem né des mains d’une sage-femme juive, oriental installé aux Etats-Unis, arabophone et anglophone, Said est “out of place”, comme il se définit lui-même dans ses mémoires, parues en 2000. Un homme entre deux mondes, deux langues, deux cultures. Enfant d’une famille prospère, il passe sa jeunesse à Jérusalem puis au Caire, où il fréquente les meilleures écoles coloniales. Bercé par les contes arabes puis passionné par les romans anglais, amateur de musique classique occidentale et de mélodies orientales, il est, très tôt, nourri par l’atmosphère cosmopolite du Moyen-Orient de l’époque, où les trois monothéismes cohabitaient encore et la circulation sans frontières entre Damas, Le Caire, Jérusalem et Beyrouth était aisée.
Il mène une vie d’exil : de l’enfance arabe, heureuse et insouciante malgré les difficultés que la « nakba » de 1948 impose à sa famille palestinienne, il part adolescent pour les Etats-Unis, où il fréquente les plus prestigieuses universités.
Nommé professeur de littérature comparée à l’Université de Columbia, il se passionne pour l’écriture romanesque. Il enseigne la littérature par son rapport au monde et analyse les textes dans leur contexte historique et culturel. Pour lui, leur sens politique ne saurait être occulté par la recherche formelle et technique. En 1967, bouleversé par le désastre arabe de la guerre des Six jours, Edward W. Said entre dans le militantisme politique. Il délaisse volontiers l’univers feutré de la recherche universitaire pour devenir une figure médiatique et engagée de la cause palestinienne.
La parution, en 1978, de L’Orientalisme, est un bouleversement éditorial, universitaire, intellectuel et politique. En décryptant le discours des savants et des écrivains européens sur l’Orient et leur contribution au projet colonial, Said décentre le regard et met à jour l’idéologie politique derrière la “science” orientaliste. Depuis cet ouvrage, traduit en trente-six langues, il est considéré comme l’initiateur de la théorie postcoloniale, dans le prolongement des « cultural studies ». Ses travaux, bien que controversés, restent aujourd’hui encore une référence dans l’étude des relations entre l’Orient et l’Occident, mais aussi dans l’analyse des mécanismes de la domination symbolique.
Au-delà de L’Orientalisme, Edward W. Said est l’auteur d’une œuvre abondante et éclectique, en prise avec le monde qui l’entoure comme avec les différents champs du savoir. Editorialiste dans les plus grands journaux américains, essayiste maintes fois récompensé, il s’intéresse à la critique littéraire (Beginnings: Intention and Method, non traduit, 1975), à la figure de l’intellectuel (Des intellectuels et du pouvoir, 1996), à la musique (Parallèles et paradoxes. Explorations musicales et politiques, avec Daniel Barenboïm, 2003), à la géopolitique et à l’actualité la plus brûlante (La question de Palestine, 1979, traduit en français en 2010).
Mort en 2003 des suites d’une leucémie, il incarne aujourd’hui encore la figure de l’intellectuel engagé, un penseur sans concessions loin de ces “professeurs de littérature en chambre” qu’il fustigeait dans son livre Des intellectuels et du pouvoir. Sa pensée radicale et ses combats en faveur de la paix, de l’échange et de la confrontation des cultures conservent une pertinence remarquable.
À contre-voie. Mémoires Edward W. Said Le Serpent à Plumes, Paris, 2002 Ces mémoires sont une splendide entreprise « proustienne » de reconstitution de la jeunesse d’Edward W. Said (années 1940 et 1950), dans un Proche-Orient qui se défait et se recompose. Ramenant à la vie des lieux et des personnes qui ont disparu, il se pose en « outsider » : Arabe et chrétien, Palestinien et Américain. Toujours en porte-à-faux avec son monde d’origine, il nous livre au travers de son expérience personnelle les clefs d’un monde complexe, traversé de multiples zones de fracture. À la Bpi, niveau 3. 957.84 SAI
Edward W. Said : conversations avec Tariq Ali Edward W. Said, Tariq Ali Galaade éditions, Paris, 2014 Ces conversations entre Edward W. Said et Tariq Ali ont été enregistrées à New York en 1994. Avec la saveur de l’oralité, leurs échanges offrent l’occasion rare de voir s’entretenir deux figures engagées vivant et travaillant en Occident après avoir grandi dans des sociétés et des cultures orientales, et défendant ardemment leur droit à la critique face aux orthodoxies. À la Bpi, niveau 3. 957.84 SAI
Edward W. Said, l’Intifada de la culture Yves ClavaronKimé, Paris, 2013 Publié dix ans après sa mort, cet ouvrage propose plusieurs parcours dans l’œuvre d’Edward W. Said, qui a toujours revendiqué une action dans la Cité des hommes, sans cesser d’interroger les différents champs du savoir. C’est la trajectoire originale d’un intellectuel éclectique qui inscrit sa réflexion et sa manière d’être au monde dans une perspective résolument politique. À la Bpi, niveau 3. 957.84 CLA
Edward W. Said, l’humaniste radical : aux sources de la pensée postcoloniale Fred PochéCerf, Paris, 2013 Edward W. Said, père fondateur de la pensée postcoloniale, nous aide à comprendre d’où viennent les craintes qui traversent nos sociétés occidentales. Cet ouvrage redonne sens à son humanisme radical et à sa volonté de former des citoyens critiques et responsables. À la Bpi, niveau 2. 320 POC
Selves and Others : un portrait d’Edward W. Said Un film d’Emmanuel Hamon Wamip film production, Al-Jazeera Channel, 2002 Un documentaire composé de trois entretiens, enregistrés à New York. Said s’exprime sur ses identités occidentale et orientale, sur le problème palestinien et sur la musique, qui tient une grande place dans sa vie. On le voit interpréter une sonate de Schubert au piano, puis animer une rencontre publique avec Daniel Baremboïm. À la Bpi, à consulter sur les postes multimédias. 821 AME
Edward W. Said. Un article du Monde diplomatique, 2003 Un hommage rendu à un collaborateur régulier du Monde diplomatique, à l’occasion de son décès en 2003. Lire l’article en ligne.
L’Orientalisme, une révolution intellectuelle
L’Orientalisme est en fait le premier livre d’une longue série, puisque Edward W. Said a produit par la suite plusieurs travaux sur les relations de pouvoir entre l’Orient et l’Occident, notamment La question de Palestine (1979) et L’Islam dans les médias (1981).Dans cet ouvrage iconoclaste et radical, il décrit la naissance et l’hégémonie progressive de l’Orientalisme, cette narration imaginaire par l’Occident d’un Orient fantasmé, obscur et dangereux, sensuel et lascif, despotique et arriéré. Said retrace l’histoire de cette construction culturelle et la manière dont des initiatives individuelles de découverte et de description de l’Orient, au 18e siècle se sont peu à peu transformées en vastes entreprises politiques de domination coloniale.
Son corpus est vaste : littéraire et scientifique, français, anglais et américain.
D’abord domaine des érudits bibliques et de quelques savants en poste dans les universités françaises ou britanniques, l’Orientalisme devient, au cours du 19e siècle, un discours partagé par les artistes, les écrivains, les essayistes, les voyageurs, les agents secrets, les savants. Les stéréotypes les plus grossiers sont admis comme des vérités scientifiques : l’homme oriental est paresseux, faible et puéril, la femme arabe symbolise la soumission, mais aussi une sexualité dépravée à travers le fantasme du harem. Les sociétés sont lascives, leur régime politique despotique et leur religion majoritaire, l’Islam, agressive et conquérante.
À travers ces caricatures, qui se propagent dans les mentalités européennes et légitiment l’expansion coloniale, Edward W. Said dénonce une entreprise d’essentialisation de l’Orient où “l’étourdissante diversité des cultures, des langues et des individualités… est balayée, oubliée, reléguée dans le désert”.
Le ton de cette relation entre l’Europe et le Moyen-Orient est donné par l’invasion de l’Egypte par Bonaparte, en 1798. Le savant orientaliste est alors directement mis au service de la conquête coloniale. Napoléon s’inspire en effet des récits d’un voyageur français, le comte de Volney, pour séduire la population égyptienne : il tente de faire interpréter le Coran en faveur de son armée et utilise l’hostilité des Egyptiens envers les mamelouks pour mener une guerre en douceur. Pour Edward W. Said, l’impérialisme ne se réduit plus à une logistique militaire mais à tout un appareil de savoirs qui conditionne le colonisé.
Dès lors, le discours savant, l’œuvre picturale ou le récit romanesque sur l’Orient se métamorphosent peu à peu en entreprise idéologique.
Des images, des couleurs, un vocabulaire communs structurent désormais le discours orientaliste. Il exerce notamment une forte influence sur les écrivains du 19e siècle : le voyage dans ces contrées d’Islam est alors un rite initiatique, une aventure à la recherche de soi-même plus qu’une découverte de l’Autre. Les écrits de Chateaubriand, Lamartine, Nerval ou Flaubert incarnent cette contradiction : l’Orient est, sous leur plume, exotique, chatoyant, sauvage, sensuel, et confirme une image d’Epinal au service de l’esthétique de leur littérature.
En miroir de cet imaginaire se développent des disciplines universitaires propices à la définition et à l’acceptation du projet colonial, comme la géographie ou l’anthropologie.
Au terme de sa démonstration, Edward W. Said analyse la montée en puissance des orientalistes tout au long du 20e siècle et leur redoutable influence sur les politiques impérialistes occidentales. Des experts britanniques comme T.E. Lawrence, Gertrude Bell ou St. John Philby engagent directement leur maîtrise du monde arabe au service de leur gouvernement et deviennent agents secrets. L’Orientalisme n’est plus seulement une discipline universitaire ou un imaginaire pour des artistes en mal d’exotisme, mais un art de manipuler l’Orient avec efficacité. Avec eux, la “mission civilisatrice” de l’homme blanc est en œuvre : l’européen n’est plus seulement fasciné par le monde oriental, il prend son contrôle et souhaite le faire adhérer à ses “valeurs”.
Dans l’entre-deux-guerres, l’orientalisme porte déjà la crainte de l’Islam. Les révoltes dans les colonies et les crises internes en Europe intensifient certainement ce nouveau repli. Deux orientalistes sont alors étudiés par Edward W. Said : le britannique Hamilton Gibb et le français Louis Massignon, dont les travaux reflètent la complexité et la richesse de l’Orient, sans pour autant se départir de certains dogmes propres à l’orientalisme traditionnel.
Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis imposent à leur tour leur vision de l’Orient. L’impérialisme occidental s’est en effet déplacé sur le continent américain, et un orientalisme extrêmement dépréciatif irrigue la culture populaire comme les travaux d’érudition. Avec le développement de la communication de masse, la violence des stéréotypes est encore plus visible : le cinéma et la télévision s’emparent de la figure de l’Arabe musulman, sempiternel moustachu à la mine acariâtre, et l’associent à la débauche, à la malhonnêteté, à l’animosité, à la défaite et, après les guerres israélo-arabes, à l’antisémitisme. L’édition papier incarne également ce dénigrement de l’Orient : livres et articles paraissent régulièrement pour dénoncer l’agressivité innée des Arabes et la dégénérescence de la religion musulmane.
Ces caricatures populaires ou médiatiques s’appuient en fait sur le discours érudit de quelques grandes figures de la recherche contemporaine. Issus des sciences sociales, des universitaires comme Gustave Von Grunenbaum ou Bernard Lewis incarnent en effet, pour Said, la quintessence de la supercherie intellectuelle. Peu épris de littérature, adeptes des abstractions et des lieux communs, ils utilisent leur légitimité scientifique à des fins politiques et s’engagent au service de gouvernements bellicistes. Ces orientalistes d’un genre nouveau considèrent le monde musulman comme une pure question administrative et maintiennent “cette région et ses habitants dans des concepts qui les châtrent”, les réduisent à des “attitudes, à des tendances, à des statistiques” : bref, qui les déshumanisent.
Au cœur de ce discours essentialisant, l’Islam prendra de plus en plus d’importance et sera utilisé pour accentuer la description négative d’un Orient trivial où la religion englobe tout, et de manière tyrannique.
Avec L’Orientalisme, Edward W. Said signe un essai impertinent et salutaire. En interrogeant l’utilisation du savoir comme pouvoir, l’influence de la politique, sous sa forme impérialiste, sur la production artistique et intellectuelle, ou la tendance à l’essentialisation et à la réduction de l’Autre par les cultures dominantes, il soulève des questions universelles toujours actuelles.
L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident Edward W. Said Seuil, Paris, 2005 (nouvelle édition) D’Eschyle à Kissinger, de Marx à Barrès, l’Occident a tenu un discours sur l’Orient. Mais d’où vient ce discours et comment expliquer son étonnante stabilité à travers les âges et les idéologies? Pour Edward W. Said, « L’Orient » est une création de l’Occident, son double, son contraire, l’incarnation de ses craintes et de son sentiment de supériorité tout à la fois, la chair d’un corps dont il ne voudrait être que l’esprit. A la Bpi, niveau 3. 81.04 SAI
La question de Palestine Edward W. Said Sindbad, Paris, 2010 Paru en anglais en 1979, cet ouvrage a joué un rôle capital dans la sensibilisation du public américain à la question palestinienne. Edward W. Said y propose un récit subtil de l’affrontement, au 19e siècle et au 20e siècle, entre la société palestinienne et le mouvement sioniste. A la fois étude historique, essai politique et critique idéologique, ce livre analyse aussi le regard porté par les pays occidentaux sur le Moyen-Orient. A la Bpi, niveau 2. 327.8 (57) SAI
Culture et impérialisme Edward W. SaidFayard, Paris, 2000 Edward W. Said nous conduit ici « au cœur des ténèbres blanches » de l’aventure coloniale. S’appuyant sur une analyse d’œuvres classiques, il montre comment les grands créateurs du 19e et du 20e siècles, de Joseph Conrad à Rudyard Kipling, d’Albert Camus à Verdi, ont évoqué, souvent de manière déformée, voire entériné, cette formidable entreprise de domination de « l’homme blanc ». Il met ainsi magistralement à jour l’impensé colonial qui a nourri des hommes et des femmes de culture pourtant pétris de pensées humanistes. À la Bpi, niveau 3. 81.047 SAI
L’Islam dans les médias : comment les médias et les experts façonnent notre façon de considérer le reste du monde Edward W. Said Sindbad, Paris, 2011 De la crise des otages en Iran au 11 septembre 2001, l’Occident est hanté par un spectre : l’Islam. A en croire les médias et toute une litanie d’experts issus du monde politique, de l’université ou de l’entreprise, l’Islam serait un monde monolithique animé par une loi religieuse immuable et inévitablement synonyme de terrorisme et d’hystérie. Cet ouvrage de référence est augmenté, pour cette nouvelle édition, d’une longue préface inédite. À la Bpi, niveau 2. 076 SAI
Dans l’ombre de l’Occident : et autres propos, Edward W. Said Suivi de Les Arabes peuvent-ils parler ?, Seloua Luste Boulbina Payot, Paris, 2014 Sur l’expérience de l’exil, les rapports entre Juifs et Palestiniens, le racisme, le colonialisme, ou encore le rôle politique de la littérature, trois entretiens limpides où Edward W. Said revient sur son œuvre et fournit des clés pour mieux comprendre la portée de sa pensée. Suivi d’un essai de Seloua Luste Boulbina sur la manière dont les Arabes déracinés parlent d’eux-mêmes. À la Bpi, niveau 2. 327.8 (57) SAI
Vingt-cinq ans après la publication de L’Orientalisme L’humanisme, dernier rempart contre la barbarie Edward W. Said. Un article du Monde diplomatique, 2003 L’article est consultable sur la base de données Cairn, à la Bpi.
Controverses et héritages
Par le jeu de dizaines de traductions, L’Orientalisme a proliféré à travers le monde sans que son auteur en maîtrise totalement la portée. Sa réception fut vive, surtout dans le monde anglo-saxon : de l’enthousiasme le plus fervent à la franche hostilité, elle valut à son auteur une célébrité inédite pour un intellectuel jusque là plutôt confidentiel. La démarche interdisciplinaire de son étude a notamment contribué à une lecture multiple : étudié et disséqué par des spécialistes issus de disciplines très diverses, L’Orientalisme bouleverse différents champs du savoir. Dans la postface qu’il écrit en 1994, Said se dit lui-même heureux de contribuer au renouvellement des “études des africanistes et des spécialistes de l’Inde, de l’analyse de l’histoire des masses opprimées, à la reconfiguration de l’anthropologie postcoloniale, des sciences politiques, de l’histoire de l’art, de la critique littéraire, de la musicologie, et aussi à l’ample développement de nouveaux discours sur les minorités et le féminisme”.
Malgré ce rayonnement et la mise en lumière de ces disciplines, de nombreux chercheurs dénoncent son travail. Ils soulignent en effet la légèreté scientifique de l’œuvre, une connaissance superficielle de l’héritage littéraire arabe et un refus obstiné de corriger les anachronismes et les erreurs factuelles qui parsèment le texte, en dépit de ses nombreuses rééditions. Revendiquant un style mélancolique et tourmenté, Edward W. Said considère d‘ailleurs lui-même son ouvrage comme un “livre partisan”, voire “sentimental”, et non comme une “machine théorique”.
On lui reproche également les lacunes de son corpus, qui ne propose aucune référence allemande ou russe. Sa critique de l’impérialisme est elle aussi sujette à caution : Edward W. Said semble le définir comme une tare exclusivement occidentale, et oublie d’évoquer les expansionnismes perse ou ottoman, qui structurent pourtant l’histoire orientale tout au long des siècles. Ses détracteurs blâment enfin un discours simplificateur, déterminé par une idéologie politique plus que par une démarche scientifique. Edward W. Said décrit en effet un monde où seuls comptent les rapports de domination, sans faire état de la complexité des relations entre Orient et Occident. L’Orient a t-il une identité homogène ? Said ne l’essentialise t-il pas à son tour, en l’enfermant dans une position victimaire ? Tel est l’argument développé par ses nombreux détracteurs, qui souhaitent, au contraire, souligner la richesse des interactions et des échanges entre les deux mondes, qui ne furent pas toujours à sens unique. Tel est, par exemple, le sens des travaux du chercheur français François Pouillon, qui s’attache à défaire les approches globalisantes et à rendre compte de la complexité du réel : si certains orientalistes européens ont pu être des instruments de conquête et de domination, d’autres ont fait preuve de curiosité et d’intelligence. De même, les peuples orientaux ont su résister aux invasions, les géographes et les historiens arabes sillonner le globe, les Perses instaurer un commerce transnational sur la route de la soie, la philosophie et la science arabes inspirer leurs homologues occidentaux. Edward W. Said n’aurait-il pas ignoré ces subtilités historiques au profit d’une thèse à charge ?
En dépit de ces controverses, L’Orientalisme reste un texte puissant. Il a marqué son époque mais reste tragiquement actuel par son analyse du traitement des cultures minoritaires et des formes discursives de la domination, son évocation des liens entre idéologie politique, création artistique et discours savant, et sa dénonciation de l’ethnocentrisme.
Après l’orientalisme : l’Orient créé par l’Orient Sous la direction de François Pouillon et Jean-Claude Vatin, avec la collaboration de Guy Barthélemy, Mercedes Volait, François Zabbal Karthala, Paris, 2011 L’ouvrage analyse l’orientalisme classique comme ses métamorphoses, et observe sa réappropriation par les « Orientaux », dont les contributions ne sont pas seulement de l’ordre de la récusation mais procèdent aussi de logiques d’acclimatation ou de patrimonialisation. À la Bpi, niveau 3. 93.0 (5) APR
L’orientalisme après la querelle : dans les pas de François Pouillon Guy Barthèlemy, Dominique Casajus, Sylvette Larzul et Mercedes Volait Karthala, Paris, 2016 Le présent ouvrage entend se situer au-delà de la thèse de Said, et porte le regard sur des interactions qui ne sont nullement à sens unique ou déterminées par un rapport de domination. Du choc esthétique que constitua pour Delacroix la musique judéo-arabe à l’influence du tourisme sur l’artisanat marocain contemporain, on trouvera des études illustrant la diversité des approches dans un champ du savoir toujours fécond. À la Bpi, niveau 3. 93.0 (5) ORI
Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme : essais Gilbert Achcar Sindbad, Paris, 2015 Ce livre regroupe quatre contributions majeures. L’auteur s’attaque notamment à certaines tendances de la recherche française sur l’islam et le monde arabe, qui partagent les présupposés essentialistes de l’orientalisme classique tout en les inversant. Il analyse aussi la caractérisation par Edward W. Said du marxisme comme avatar de « l’orientalisme » pour examiner l’évolution théorique et politique de Marx et d’Engels sur la question coloniale. À la Bpi, niveau 3. 957.58 ACH
Les Orientaux face aux orientalismes Sous la direction de Ridha Boulaâbi. Préface de Georges Corm Geuthner, Paris, 2013 Comment faire place « à l’Autre étranger » comme le souhaitait déjà Edward W. Said ? Faut-il habiter l’Orient pour être «oriental» ? Quel regard porte-t-on sur l’orientalisme européen quand on se situe à l’intérieur de l’Orient ? Inversement, comment appréhender les phénomènes de déplacement ou d’exil des Orientaux en Occident ? Ces contributions révèlent l’ampleur des collaborations entre intellectuels d’Orient et d’Occident, au-delà de la complexité de l’histoire coloniale. À la Bpi, niveau 3. 81.047 BOU
Les Orients désorientés : déconstruire l’orientalisme Sous la direction de Jean-Pierre Dubost et Axel Gasquet Kimé, Paris, 2013 L’ouvrage propose de revisiter la pluralité des orientalismes et d’en explorer la diversité en dépassant la seule dimension européenne, afin d’en croiser les enjeux, et de se mettre à l’écoute des propositions les plus originales de penseurs d’Europe ou d’ailleurs. À la Bpi, niveau 3. 81.04 ORI
L’orientalisme, les orientalistes et l’Empire ottoman : de la fin du XVIIIe à la fin du XXe siècle S. Basch, N. Seni, P. chuvin et al. Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 2011 L’Empire ottoman a été totalement négligé par Edward W. Said dans sa célèbre charge contre l’orientalisme. Sur ce cas d’école, ce colloque entend non pas réhabiliter l’orientalisme mais en souligner la grande diversité et, à certains égards, son utilité pratique, méconnue chez nous depuis qu’il a disparu des nomenclatures disciplinaires. À la Bpi, niveau 3. 957.1 ORI
L’Orient créé par L’Orient François Zabbal (Rédacteur en chef) Revue Qantara, n°80, 2011 Un numéro spécial, consacré aux derniers débats sur l’Orientalisme, de la revue Qantara, éditée par l’Institut du monde arabe. À consulter à la Bibliothèque de l’Institut du monde arabe
La fabrique de l’exotisme : l’Orient, fantasme de l’altérité radicale Une émission radiophonique de Florian Delorme (Culturesmonde), 2016 France Culture
L’orientalisme a contribué à répandre une image ambiguë et fantasmée de l’Orient. Comment ce courant s’est-il construit, et en quoi consiste l’image qu’il donne de l’Orient ? L’émission est à écouter sur le site de France Culture
Regards européens sur l’Islam (19e – 20e siècle) Une conférence filmée du chercheur François Pouillon, 2007 Canal U – Université de tous les savoirs François Pouillon souhaite rétablir la réalité des processus de connaissance (et de domination) et montrer qu’il y a une inextricable imbrication entre observateurs et observés; alors que Said ne voit dans l’Orientalisme qu’un phénomène de pouvoir.
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