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Appartient au dossier : Le regard immersif de Jean-Charles Hue sur les communautés

Le récit de la violence par Jean-Charles Hue

Dans plusieurs films de Jean-Charles Hue, les faits violents sont énoncés par un narrateur mais restent hors-champ.Balisespropose de suivre le récit de cette violence à la fois exacerbée et retenue, à l’occasion de la rétrospective consacrée au cinéaste lors de l’édition 2024 du festival Cinéma du réel, du 22 au 31 mars à la Bpi.

Bout de dentelle rose provenant d'une lingerie féminine
Tijuana jarretelle, le diable (2017), Jean-Charles Hue

« Comment choper cette sorcellerie du beau et de l’atroce qui est la seule définition de l’art selon moi ? », se demande Jean-Charles Hue dans une interview dans Le Monde du 16 septembre 2014. Cette question est précisément au cœur du travail du cinéaste. Dans ses documentaires et ses fictions, les images témoignent de cette recherche de la beauté surgissant du sordide. Le plan rapproché d’une prostituée toxicomane de Tijuana, qui se maquille, baignée d’une lumière dorée, ou celui d’une folle victime de la drogue, au sourire angélique et généreux offert à la caméra dans The Soiled Doves of Tijuana (Les Colombes abîmées de Tijuana, 2022), un plan fixe d’un terrain vague près de Creil, jonché de détritus et surplombé d’un double arc-en-ciel, dans Un ange (2005), révèlent la poésie qui surgit de manière improbable de l’immonde.

En écorché vif, à l’image des êtres qui composent ses courts et longs-métrages, Jean-Charles Hue filme la violence au plus près, avec une sensibilité troublante. Sa caméra documentaire est immersive, mais nullement voyeuriste. Elle infiltre la communauté yéniche du Nord de la France, au sein de laquelle les coups, insultes et armes à feu sont monnaie courante. Elle parcourt les rues du quartier chaud de la Zona Norte à Tijuana, ville mexicaine près de la frontière américaine, qui affiche un très fort taux de criminalité. Le cinéaste, qui semble tisser des liens d’amitié avec les personnes qu’il filme, montre la violence des rapports humains. Il dévoile le réel de manière crue, sans jugement, en gardant une certaine distance par ses choix esthétiques.

La brutalité hors-champ

Chez Jean-Charles Hue, le récit de la violence est à la frontière entre le dire et le taire. La voix prend en charge le récit de l’horreur alors que les images montrent a priori l’anodin. Dans L’Œil de Fred (2007), la caméra cadre en plongée et en plan séquence fixe deux gros bras tatoués posés sur une table. C’est Fred. Il raconte une soirée de virée en voiture lors de laquelle lui et sa bande ont failli mourir, poursuivis à coups de fusil par « chais pas combien de bicots », comme il le dit crûment avec son accent. Son visage n’apparaît pas à l’écran. Seules ses mains s’agitent pour ponctuer son récit. L’une d’entre elles manipule un poignard, non loin de la bouteille de lait et de la cafetière. Ce plan indique à quel point la violence fait partie du quotidien car, dans la cuisine, les armes côtoient les autres objets.

Dans Tijuana jarretelle, le diable (2011), Jean-Charles Hue emploie le même procédé, en combinant la narration à de très gros plans. La voix d’un homme mexicain raconte en espagnol l’histoire du Borgne qui aurait « le pouvoir d’envoyer les gens en enfer ». « Certains associent même l’arrivée du Borgne à Tijuana et les moments où les assassinats ont augmenté », explique le narrateur. Sur ces paroles, défilent un œil de chien, une toile d’araignée, une rose rouge, des bijoux, de la dentelle rose, un mégot incandescent, un doigt à l’ongle jauni semblant provenir d’un cadavre… À travers ces vues macroscopiques d’insectes, de bouts de corps et d’objets, à la fois dérangeantes et esthétiques, ressurgit la remarque d’Eiseinstein : « Un cafard filmé en gros plan paraît sur l’écran cent fois plus redoutable qu’une centaine d’éléphants pris en plan d’ensemble. » (Au-delà des étoiles, 1974) Les associations de mots et d’images, couplées aux bruits de la rue, donnent ainsi à voir et à entendre l’ambiance du quartier de la Zona Norte, où se croisent prostituées, toxicomanes et narcotrafiquants.  

Un cinéma à fleur de peau

La démarche de Jean-Charles Hue évoque celle d’Alain Resnais dans Muriel (1963), où le récit d’un viol collectif pendant la guerre d’Algérie est pris en charge par la voix off pendant que sont projetées à l’écran des images anodines de soldats qui discutent, boivent le café ou jouent aux cartes. Tout l’art de Jean-Charles Hue est de faire sentir aux spectateur·rices l’authenticité des communautés qu’il filme. Le récit spontané de la violence mobilise nos sens. Les « colombes abîmées » de Tijuana, prostituées dont le corps témoigne du lourd quotidien qui est le leur, résument finalement cette capacité chez le plasticien cinéaste à dépeindre cet entremêlement du blanc et du noir, du lumineux et de la noirceur. À travers les instants de vie, ou plutôt de survie, qu’il capte chez ces femmes et ces hommes de Creil ou de Tijuana, il parvient à « voler l’âme des gens », comme il le dit lui-même, pour être au plus près de leur vérité, de ce qu’iels sont ou de ce qu’iels ont été.

En mêlant ainsi les contraires, poésie et vulgarité, sourire et effroi, proximité et distance, Jean-Charles Hue est sans aucun doute un sorcier du beau et de l’atroce.

Publié le 11/03/2024 - CC BY-SA 4.0

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