Appartient au dossier : Dans les pas de Corto Maltese
L’archipel des femmes de Corto Maltese
« Je pense que les femmes seraient merveilleuses si tu pouvais tomber dans leurs bras sans tomber entre leurs mains. » Cette phrase, tirée de l’album Sous le signe du Capricorne, résume l’attitude de Corto Maltese envers les femmes. Rencontre avec quelques-unes de ces héroïnes emblématiques des albums d’Hugo Pratt, à l’occasion de l’exposition « Corto Maltese. Une vie romanesque » présentée à la Bpi, de mai à novembre 2024.
Souvent mystérieuses et sauvages, attirantes et dangereuses à la fois, elles apportent ambivalence et exotisme au personnage de Corto. Attiré par leur beauté sans faille, mais très rarement amoureux, il reconnaît pourtant leur force et leurs pouvoirs. Alliées, elles le sauvent de situations embarrassantes ou même de la mort. Si ces figures convoquent une imagerie typifiée de la femme servant les causes du marin héroïque, elles n’en forment pas moins un archipel aux portraits variés et contrastés.
La première et l’inaccessible : Pandora Groovesnore
Pandora Groovesnore est la femme initiale, au cœur du premier album. Riche héritière d’armateurs américains, la jeune Pandora, naufragée avec son cousin, est recueillie par le navire pirate de Raspoutine, avec Corto à son bord. Corto ne cessera de la protéger. Belle, peu farouche, courageuse, elle oscille constamment entre haine et attirance envers lui, pour finalement lui faire confiance et l’admirer. Attiré et troublé par ce personnage, Corto l’appelle « bijou romantique » et lui déclare : « Non c’est justement parce que tu ne ressembles à personne que j’aurais voulu te rencontrer toujours… n’importe où… » Leur relation restera platonique. « Je ne viendrai pas avec vous Corto Maltese » sera sa dernière phrase avant leur séparation. « Je sais », répond-il. Sans doute le premier chagrin d’amour de Corto.
La magicienne : Bouche dorée
Dotée de pouvoirs immenses et multiples, Bouche dorée, dans Mû, la cité perdue, n’hésite pas à endormir Raspoutine d’un claquement de doigts. Très charismatique, avec le port de tête haut, l’élégance raffinée de son long fume-cigarette et l’assurance des prêtresses vaudou, elle apparaît comme une reine. Corto la respecte et s’en fait une complice et une amie, loin de toute ambiguïté amoureuse. Avant tout femme d’affaires qui mène son monde avec brio, mais consciente que Corto est désintéressé, Bouche dorée apprécie de le savoir à ses côtés, gage de courage et de loyauté.
La meurtrière : Venexiana Stevenson
Corto rencontre Venexiana dans l’album Corto toujours un peu plus loin. Dès le départ, il s’en méfie : « Mon Dieu, tu es le pire assassin que j’ai jamais rencontré dans le monde. » Telle une Fantômette avec sa cape noire, ses cheveux très courts et son bandeau sur le front, Venexiana est opportuniste, sans pitié, avide d’argent et de conquêtes. Habile, elle tue sans vergogne avec une sorte de diabolisme.
À leur première rencontre, Corto la croit son alliée alors qu’elle tente de le tuer. Comme beaucoup de femmes, elle n’est pas indifférente au charme de Corto, mais elle affirme très vite sa priorité : « Toi aussi tu dois mourir. Il y a quelque chose qui m’attire trop chez toi, je ne peux me permettre le luxe de tomber amoureuse d’un vagabond comme toi, Corto Maltese ! » Dans La Maison dorée de Samarkand, son personnage s’assagit. Elle y joue de la harpe. On la découvre même enceinte, de Corto d’après les rumeurs colportées par Raspoutine !
L’artiste : Marianne
Marianne, de son nom de scène, est comédienne d’une troupe de théâtre ambulante qui sillonne la Cilicie. Alors qu’avec son acolyte John, iels sont prisonnier·es de déserteurs turcs, Corto les délivre. Leur rencontre est aussi rocambolesque que Marianne est haute en couleurs. Exaspérée par les propos misogynes de John, elle n’hésite pas à le tuer sur un coup de sang.
Quand elle retrouve Corto, elle l’étreint en l’appelant « Corto mon trésor », « Corto mon amour ». Corto s’interroge : « Pourquoi dois-je régulièrement me retrouver dans ce genre de situation… Je me laisse toujours emporter par la curiosité. » Au fil du récit, Marianne se révèle moins futile et sauve à son tour Corto et Raspoutine. Quand elle cherche à comprendre qui est vraiment Corto, Raspoutine lui répond : « Il est amoureux de l’idée d’être amoureux, dans le genre nostalgie et mélancolie douceâtre. » Elle prend ainsi conscience d’un Corto inaccessible.
La révolutionnaire : Moira Banshee O’Danann
Moira Banshee est la veuve de l’activiste irlandais Patrick Funnican, symbole de la révolution irlandaise, vieil ami de Corto. Également amoureuse d’O’Sullivan, accusé de s’être vendu aux Anglais, elle comprend la perte des deux hommes de sa vie quand le véritable traître se révèle être son mari. N’ayant plus peur de rien, Moira aide Corto à mener leur vengeance et tue de sang-froid. Moira, belle et digne dans le vent des plaines irlandaises, laisse partir Corto qui lui propose de l’emmener « Je m’appelle Banshee (sorcière de mauvais augure), tu te souviens ? Je porte malchance… Je l’ai portée aux deux hommes que j’aimais… Je ne peux pas risquer ça avec toi… Et puis l’Irlande a besoin de nous tous. Adieu Corto… »
La femme d’affaires : Morgana Dias dos Santos Bantam
Le lecteur ou la lectrice fait la connaissance de Morgana Dias dos Santos Bantam. Grâce à Corto, le jeune anglo-saxon Tristan Bantam rencontre enfin sa demi-sœur, noire et héritière de leur père quand il délaissa sa famille anglaise pour vivre à Bahia. Morgana possède la Compagnie Financière Atlantique et joue à merveille ce rôle de patronne. Forte de son pouvoir économique, cette disciple de Bouche dorée cherche aussi à mener le monde grâce à la magie noire. Femme indépendante et déterminée, elle a pour seul but de s’enrichir, quitte à mettre en danger son jeune frère et ceux qui l’entourent pour récupérer un butin. Corto se méfie d’elle avec raison : elle espionne pour le compte du commerce anglais. Les propositions financières de Morgana n’intéressent pas Corto. Leur relation reste électrique et distante.
L’inventive aviatrice : Tracy Eberard
Corto rencontre Tracy Eberhard alors que son avion vient s’écraser à ses pieds. Tracy est albinos et quand Raspoutine se moque aussitôt d’elle, Tracy s’exclame « oh merci merci j’ai enfin trouvé mon type d’homme ! … ah, macho macho je vous adore… » Très enjouée, maligne, et surtout experte en ingénierie, elle va libérer la tribu des femmes-guerriers de l’emprise des hommes-araignées grâce à la construction d’une montgolfière et d’une ingénieuse simulation.
Corto est très impressionné par l’intelligence et l’aisance de Tracy. C’est une des rares femmes pour laquelle il aura beaucoup de respect et d’estime.
Publié le 20/05/2024 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Aventureuses
Hugo Pratt et Pierre Michel
Casterman, 2020
« Dans le monde créé par Pratt, les femmes ont toujours été des protagonistes, souvent beaucoup plus courageuses et déterminées que leurs collègues masculins. Côtés cachés où apparaissent de nouvelles pièces qui complètent la courte biographie de Corto, révélant la modernité de son créateur. » (Extrait de la préface de Chantal Thomas, romancière, universitaire, essayiste et scénariste)
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