Le confinement a poussé de nombreux actifs à télétravailler mais ce cadre professionnel n’est pas nouveau. Pourquoi et pour qui le travail à distance est-il pensé ? Quelles conséquences a-t-il sur le rapport au travail de ceux qui le pratiquent ? Frédérique Letourneux, sociologue qui a consacré sa thèse au travail à domicile et à ses implications sur les individus, répond aux questions de Balises.
Comment le travail à distance est-il apparu ?
Le travail à domicile s’est développé à côté des premières manufactures au cours du 18e siècle, au début de l’ère industrielle. Les industries textiles avaient recours à une main-d’œuvre paysanne qui pouvait y trouver un intérêt pour gagner sa vie pendant les périodes laissées libres par les travaux des champs. Il s’agissait d’un travail à la tâche. En 1957, pendant les Trente Glorieuses, une loi a accordé une présomption de salariat aux travailleurs à domicile, ce qui les protégeait d’éventuelles diminutions de leurs commandes.
La notion de télétravail apparaît avec la télématique dans les années soixante-dix et quatre-vingt. À l’époque, les enjeux sont centrés sur le développement du territoire avec l’idée que tout le monde pourra travailler à distance et ne plus avoir à faire de trajets. Au début des années quatre-vingt-dix et deux-mille, avec l’arrivée de l’informatique grand public, la question se porte sur la transformation même du travail. L’externalisation du travail hors du cadre de l’entreprise va de pair avec la production d’un discours libéral sur la nécessaire sortie du salariat. Dans ce modèle, non seulement, le travail sort de l’organisation, mais de surcroît la prise de risque quant à la gestion des aléas de l’activité repose sur des travailleurs indépendants. Finalement, les formes de travail à domicile ont suivi les évolutions du capitalisme, avec une facilitation du recours à l’indépendance via par exemple, depuis 2009, la création du régime de l’auto-entreprise.
Quel rapport au télétravail les travailleurs indépendants ont-ils ?
J’ai étudié le cas de travailleurs indépendants qui exercent une activité existant également dans un cadre salarié – graphistes, journalistes, secrétaires. Ces derniers alternent souvent des périodes de chômage, de travail salarié et de travail indépendant. Ils peuvent aussi, comme les pigistes, avoir plusieurs employeurs et recevoir des droits d’auteurs sur des ouvrages publiés. Ils doivent cumuler plusieurs statuts pour lisser leurs revenus sur l’année.
Certains indépendants, comme les graphistes, se retrouvent à travailler sous une forme de salariat déguisé. Ils reçoivent leurs commandes d’une seule agence, dans laquelle ils se rendent régulièrement, mais ils facturent leurs prestations.
D’autres, comme les télé-secrétaires qui sont très majoritairement des femmes, sont amenés à faire du mailing pour un employeur qu’elles ne verront jamais. Elles se trouvent potentiellement face à une concurrence mondialisée : un travailleur à distance en Inde peut réaliser le même travail.
Comment le télétravail salarié est-il encadré ?
Pendant le confinement, le télétravail a pu être imposé sans négociation collective car l’épidémie est reconnue comme un cas de force majeure, mais normalement le télétravail salarié est encadré par des accords de branche, des accords d’entreprise et des accords avec le salarié. Un avenant au contrat de travail doit notamment être négocié entre l’entrepreneur et le salarié.
La loi Warsmann de 2012 encadre et définit le télétravail salarié qui « désigne toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon régulière et volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication ». C’est à l’employeur de fournir l’équipement nécessaire, de définir des plages horaires strictes pendant lesquelles se déroule le travail. Ainsi le cadre et la métrique salariale sont conservés pour la personne qui travaille depuis chez elle.
Si on s’en tient strictement à cette définition, le télétravail salarié, contrairement aux promesses et aux discours, est finalement assez peu développé : 3 % des salariés le pratiquent au moins un jour par semaine selon les derniers chiffres de la DARES publiés en 2019, portant sur des enquêtes effectuées en 2017. Par ailleurs, les télétravailleurs sont majoritairement des cadres, à 61 %, et ils sont très nombreux dans les métiers de l’informatique et de la communication. Le télétravail salarié est donc réservé à des statuts et à des secteurs d’activité très spécifiques.
Plusieurs explications peuvent être données. D’abord, le salariat s’est développé autour de la question de la surveillance. La subordination passe par une surveillance physique de la personne qui exécute le travail, sous la responsabilité directe de son supérieur hiérarchique. Des difficultés managériales à lâcher prise peuvent donc expliquer la faible diffusion du télétravail salarié. Et du côté des salariés, bien évidemment il y a aussi la crainte d’une difficile séparation entre vie privée et professionnelle. Le faible développement du télétravail salarié tient sans doute également au fait qu’un certain nombre d’activités ont été externalisées vers des travailleurs indépendants.
Quel rapport au travail le télétravail suppose-t-il chez ceux qui le pratiquent ?
Avec le télétravail, on est chez soi devant un ordinateur, parfois dans son salon. Les indices de mise au travail sont flous. Il n’y a pas de changement de temps et d’espace entre « être au repos » et « être au travail », comme quand on prend la voiture ou les transports en commun. Du coup, se pose la question de la manière dont les personnes se définissent comme travailleur, surtout dans le cas des télétravailleurs indépendants que j’ai étudiés.
Il y a des situations et des difficultés très variables. Dans les cas où le travail indépendant est le plus précaire, le télétravail n’a pas une place précise dans la maison, il n’est pas défini par des horaires, on travaille un peu comme on peut, quand on peut et où on peut. C’est un télétravail subi, une forme de sous-emploi.
D’autres télétravailleurs indépendants reconstituent un cadre spatio-temporel qui s’apparente au salariat : avec des horaires fixes, un habillement décent, un bureau dédié. C’est le cas de personnes qui ont été socialisées dans le monde salarié et qui reproduisent ce cadre. Elles voient potentiellement dans la distance une fragilisation de leur identité professionnelle et pour elles, maintenir un cadre, c’est aussi assurer une identité professionnelle, affirmer qu’elles travaillent bien « comme un salarié ». Même si ces professionnels sont plus stabilisés, ils vivent comme une déqualification possible le fait de travailler à distance.
Un troisième modèle va, au contraire, passer par une revendication du travail à distance comme opposé au cadre salarial. Cela peut être le cas de secrétaires, par exemple, qui ont subi des conditions salariales malheureuses, qui ont enchaîné les petits contrats. Beaucoup de femmes d’origine populaire revendiquent l’indépendance comme une forme d’articulation heureuse entre leur vie familiale et leur vie professionnelle qu’elles n’arrivaient pas forcément à trouver dans le cadre salarié. C’est une position qu’on peut retrouver aussi chez des jeunes qui revendiquent la distance un peu comme une forme de vie de bohème. La distance n’est pas subie, elle est valorisée et revendiquée comme une posture critique.
Enfin, un dernier profil va concerner ceux qui s’épanouissent dans le travail indépendant réalisé à distance. Il s’agit par exemple de graphistes qui vont au travail ou dans un espace de coworking un peu comme on irait dans son atelier. Ils n’arrivent pas à limiter le travail : lire un livre, aller au cinéma, c’est aussi du travail. Dans ce cas, le travail à distance est revendiqué comme un style de vie, non pas en opposition au cadre salarial, mais avec l’idée de mettre le travail à distance de soi.
Les travailleurs demandent-ils à aller vers davantage de télétravail ?
D’après un récent sondage réalisé par Odoxa-Adviso Partners, 76 % des sondés estiment que le télétravail devrait être plus développé en France. Mais parmi les actifs directement concernés, seuls 55 % voudraient être plus souvent en télétravail. Donc c’est une projection désirable mais il y a une réticence à se l’appliquer à soi. Actuellement dans les médias, c’est la figure du télétravailleur heureux qui domine, avec les arguments classiques sur le fait de ne pas se retrouver dans les bouchons, ne pas être sous la pression son chef, etc. Alors la question se pose : est-ce que le télétravail est la solution ou est-ce qu’il faut repenser de façon collective le mode de travail en entreprise ? Le télétravail peut-il vraiment être la solution aux problèmes de transports et aux problèmes environnementaux ? On peut douter que ces maux soient réglés par le seul développement du télétravail.
Par ailleurs, avec les difficultés économiques qui s’annoncent, il est à prévoir que la demande de flexibilité et d’adaptabilité des entreprises va se renforcer et avec elle la délégation des risques de l’activité sur le travailleur à distance. Nous sommes plutôt dans une période d’affaiblissement des modèles collectifs. La régulation du travail risque d’être déléguée au télétravailleur et à son entourage.
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