Interview

Appartient au dossier : Chris Ware, objets dessinés

« Je cherche à produire quelque chose d’infime »
Entretien avec Chris Ware

Littérature et BD

© Chloé Vollmer-Lo

Chris Ware s’entretient avec le scénariste et écrivain Benoît Peeters, spécialiste de la bande dessinée et co-commissaire de l’exposition « Building Chris Ware » qui s’est tenue en 2022 au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Ensemble, ils évoquent son approche graphique et son rapport aux lecteurs.

Vos histoires connaissent souvent plusieurs versions : dans la presse, puis dans les volumes d’ACME Novelty Library, avant d’être remodelées et réorganisées dans Jimmy Corrigan, Building Stories et Rusty Brown. Quelle liberté cette façon de faire vous procure-t-elle ?

J’ai toujours en tête le livre comme objet final. Je le visualise toujours comme un objet. Publier dans la presse ou dans ACME Novelty Library, c’est surtout une méthode qui m’aide à réaliser mon travail, une façon d’avancer au jour le jour et de produire quelque chose sur le papier.

Certaines contraintes imposées par la publication dans la presse peuvent être d’une grande aide. C’est une chose que j’ai comprise très jeune quand je travaillais pour la revue étudiante de mon université. J’en ai retenu l’importance de respecter un délai et de savoir gérer son temps : tout en suivant cinq autres cours, en ayant des travaux à rendre et des projets à mener, il fallait faire en sorte que les pages soient menées à bien. C’était une expérience horrible. Parfois, j’étais pris de panique et je ne savais pas par où commencer ; alors je me mettais à dessiner, et ce qui devait sortir sortait ; c’est comme ça que le strip se réalisait. Pour moi, cela a été une précieuse leçon : quelquefois, on se retrouve au comble du désespoir et c’est là que quelque chose affleure, comme une petite bulle à la surface de votre esprit, au moment où on s’y attend le moins. Il arrive que cela conduise à une idée vraiment intéressante, mais cela peut aussi devenir votre pire production. Il n’y a pas de mode d’emploi, pas de règles immuables pour créer.

Avec Building Stories, vous avez fait reculer les limites de la bande dessinée. À une époque où beaucoup de gens voyaient dans le numérique l’avenir de l’édition, vous avez montré qu’il restait d’immenses possibilités dans le monde du livre et de l’imprimé. La bande dessinée est-elle à vos yeux inséparable du papier ?

Non, je ne pense pas. Il me semble que c’est une question de générations. Il y a des dessinateurs et des lecteurs plus jeunes qui, contrairement à moi, sont très à l’aise avec l’interface numérique. Mais personnellement j’ai besoin d’avoir à l’esprit le cadre défini de la feuille, sa forme et ses délimitations, pour visualiser la composition de la planche. J’envisage toujours la composition de la planche comme un ensemble : c’est pour moi la structure visuelle fondamentale. Si je peux zoomer et dézoomer dans le cadre, comme on le fait sur un écran, alors la case prend le dessus, ce qui ne correspond pas à ma vision du monde et ne m’apporte aucune satisfaction. 

Votre exploration des possibilités du langage de la bande dessinée exige beaucoup d’attention et une vraie participation de la part du lecteur. Quelle place le lecteur occupe-t-il dans la conception que vous vous faites de votre art ?

J’y pense sans arrêt. J’essaie d’être le plus clair possible et d’écrire de la façon la plus intelligible qui soit. La vie n’est que confusion et désordre, c’est un chaos presque impossible à ordonner… Pour décrire ce contenu désordonné, je veux donc me servir d’une écriture et d’un dessin très clairs ; j’essaie que le lecteur puisse tout comprendre aussi nettement que s’il avait sous les yeux une typographie parfaitement composée. Mais l’histoire elle-même est délibérément confuse, si ce n’est contradictoire, tout comme ce chaos que sont nos vies. 

En travaillant, je ne pense pas à un type de lecteur spécifique, mais plutôt à des amis. On parle souvent du « lecteur idéal » et je me dis toujours que les lecteurs sont plus intelligents que moi. Parce qu’ils le sont. Il faut partir de ce postulat, se dire que peut-être un neurologue ou un astrophysicien peuvent se retrouver à lire mes bandes dessinées et qu’ils remarqueront des détails ou penseront à des choses que je n’ai même pas la capacité d’analyser. Je dois être le critique le plus sévère de mon propre travail, sinon quelqu’un d’autre le sera à ma place…

Par exemple, je ne connais pas grand-chose à l’architecture, mais les architectes qui lisent mes livres s’adressent à moi comme si j’étais des leurs. Moi, je me sers juste d’une règle et je trace une ligne droite. Je pense l’espace de façon architecturale et des éléments d’architecture me reviennent à l’esprit, mais rien de plus… Bref, je tâche de respecter l’intelligence de tout lecteur potentiel.

Building Stories – Spring, 2012 © Chris Ware

En réduisant à l’extrême la taille de vos textes, jusqu’à imposer parfois l’usage d’une loupe, ne vous montrez-vous pas quelquefois trop exigeant, ou même cruel envers le public ?

Ce n’est pas voulu. J’essaie d’utiliser la résolution du papier afin d’être raccord avec ce qui me semble être la résolution de la réalité. J’ai la ferme conviction que les hommes y voyaient mieux il y a cent ans. Si vous jetez un œil aux journaux d’il y a quelques décennies, la typographie était beaucoup plus petite, beaucoup plus finement composée. Ce n’est sans doute pas sans rapport avec la télévision, le téléphone et les autres écrans qui imposent de regarder à une certaine distance. Peut-être sommes-nous devenus incapables de voir les choses de près, peut-être ne voulons-nous pas les voir de près. Je ne cherche sûrement pas à torturer les lecteurs, je ne veux pas qu’ils se sentent lésés, mais je fais en sorte que tous les niveaux de réalité, de résolution, de détail concordent avec la façon dont je vis la réalité, et ce autant que faire se peut sur une page imprimée.

Vous êtes nourri de littérature et de cinéma. Sentez-vous parfois des limites au langage de la bande dessinée ou croyez-vous qu’elle est en mesure de tout exprimer, y compris les émotions les plus fines ?

J’ai la conviction que la bande dessinée peut tout exprimer. Je n’aurais peut-être pas dit ça il y a dix-quinze ans, mais avec l’âge j’ai vraiment ce sentiment. Surtout quand je découvre tous ces jeunes artistes qui expérimentent de façon passionnante et se lancent dans des choses auxquelles je n’aurais jamais songé. C’est comme si, sur l’horloge de la bande dessinée, j’étais à six heures et eux quelque part à onze heures. Ils ont un angle totalement différent ; quand on les lit, c’est complètement autre chose.

Dans les travaux de certains dessinateurs plus jeunes, je suis très impressionné, très emballé, par ce qui se passe d’expérimental et pourtant de très humain. Ce n’est pas une expérience passive, c’est réellement actif. Un très jeune auteur m’a récemment envoyé son livre. Il y a un passage dans lequel il monte sur son skate et s’en va, il n’y a aucun effet sonore, mais à la lecture j’ai eu l’impression de l’entendre comme s’il y avait un bruitage sur la page. On perçoit cette sensation, ce qui est l’un des grands avantages de la bande dessinée. Elle ouvre d’étranges portes enfouies dans notre mémoire et dans notre esprit et il y a une part d’imprévisible.

Y aurait-il un exemple qui vous vient à l’esprit dans votre travail et qui rappellerait cette scène du skate que vous décrivez chez ce jeune artiste ?

Non, aucun exemple ne me vient à l’esprit. Quand je travaille sur une planche, ce que je cherche à produire, en général c’est quelque chose d’infime. Par exemple si j’ai dessiné un personnage immobile, dans la case suivante, je vais le montrer en train de se toucher le front. Cela se produit inconsciemment. On a ce sentiment d’être en présence d’une autre personne, mais je n’ai aucun moyen de l’anticiper. Ce sont ces moments que je recherche le plus intensément quand je dessine, cette recréation d’une personne sur la page qui lui donnerait presque une odeur. On retrouve ce principe dans presque toutes mes pages.

Propos recueillis par Benoît Peeters
Entretien filmé par Brian Ashby à Chicago le 30 septembre 2021
Transcription de Sonia Déchamps et Julien June Misserey
Traduction de Fanny Soubiran et Benoît Peeters

Publié le 30/05/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Chris Ware : la bande dessinée réinventée

Jacques Samson
Les Impressions nouvelles, 2022

Un ouvrage riche en illustrations qui documente l’œuvre de Chris Ware. Il comporte un entretien accordé par l’artiste à Benoît Peeters, dont est extrait le texte ci-dessus.

À la Bpi, niveau 3, 768 WAR

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