Les films Berlin, symphonie d’une grande ville de Walter Ruttmann (1927), Les Hommes le dimanche de Robert Siodmak et Edgar G. Ulmer (1930) et Nature morte berlinoise de László Moholy-Nagy (vers 1926-1932) ont des formes et des durées différentes mais donnent tous à voir, par fragments documentaires, des instantanés de la vie berlinoise à la fin des années vingt. Balises décrypte leurs évocations du rythme moderne de la vie urbaine, alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi leur consacre deux séances des Trésors du doc dans le cadre de la programmation « Berlin, nos années 20 » proposée par le Centre Pompidou et la Bpi au printemps 2022.
La ville de Berlin apparaît dans plus de 1 600 films au 20e siècle, dont plus de 400 entre 1919 et 1933, au point de constituer un genre à part entière : le « Berlinfilm », film-portrait de Berlin. Simultanément, à la fin des années vingt, le cinéma allemand sort des studios et s’émancipe de l’expressionnisme aux formes brisées et à l’interprétation outrée. Dans la lignée de la Nouvelle Objectivité qui prône un retour au réel dans les arts plastiques, une dimension documentaire surgit autant dans la fiction que dans le cinéma expérimental. C’est notamment le cas dans trois films qui prennent Berlin et ses habitants pour sujets.
Trois Berlinfilme
Berlin, symphonie d’une grande ville est une évocation rythmée de la capitale allemande du matin jusqu’à la nuit, dans la lignée des « city symphonies », les symphonies urbaines qui constituent depuis le début des années vingt une forme expérimentale déclinée de New York à Paris. Le film est tourné en 1927 par Walter Ruttmann, qui réalise avec lui son premier film figuratif, après plusieurs Opus abstraits.
Nature morte berlinoise est tourné entre 1926 et 1932 par László Moholy-Nagy, artiste hongrois enseignant à l’école d’arts appliqués du Bauhaus. Déjà influencé dans ses compositions photographiques par les recherches filmiques abstraites de Ruttmann, Moholy-Nagy est obsédé par la représentation du mouvement. C’est ce qu’il s’emploie à explorer dans ce film, fait de motifs rythmiques architecturaux, lumineux, ou liés aux déplacements des véhicules, des passants et de la caméra.
Sous couvert de fiction, Les Hommes, le dimanche(1930) possède lui aussi une épaisseur documentaire indéniable. Malgré le rythme soutenu de son introduction et la vie urbaine que le film évoque, sa mise en scène impressionniste et le temps de suspens dominical au cœur du récit en font un contrepoint aux œuvres de Ruttmann et de Moholy-Nagy. Il est d’ailleurs écrit et réalisé non par des plasticiens ou par des metteurs en scène issus du courant expressionniste, mais par de jeunes inconnus qui feront ensuite de grandes carrières aux États-Unis : Robert Siodmak, Edgar G. Ulmer, Billy Wilder et Fred Zinnemann.
Infrastructures urbaines
Ce n’est pas un hasard si Berlin est un sujet de film récurrent dans les années vingt. À cette période, les communes limitrophes sont rattachées à la ville, doublant sa population et modifiant ses infrastructures en profondeur. De plus, remarque l’historien du cinéma Bernard Eisenschitz, avec Berlin, symphonie d’une grande ville, « Ruttmann donne enfin une image de la capitale à ce pays unifié récemment (1871), où les particularismes régionaux sont encore très forts ».
Berlin, un ballet mécanique
De fait, comme l’explique l’architecte et historien Stéphane Füzesséry, le film de Ruttmann propose un « catalogue des transformations de la ville » :
« L’emprise des nouvelles infrastructures sur le tissu urbain, les saignées et les percées du métro aérien à travers les îlots d’habitation, l’enchevêtrement des infrastructures ferroviaires (…). À l’aide de prises de vues aériennes, il révèle l’organisation du tissu urbain. À l’aide de prises de vues au ras du sol, il rend sensible la matérialité des nouvelles textures urbaines comme le bitume. »
Ruttmann organise son film de manière chronologique, donnant à voir une journée dans la vie de la capitale moderne de l’aube jusqu’au crépuscule. Au fil de cette journée qui se veut exemplaire, le réalisateur souligne tous les rouages d’une ville frénétique, prise dans le mouvement perpétuel des transports et des machines. En cinq actes thématiques, un montage rapide et des plans graphiques montrent la marche des gigantesques machines d’usine, celle des accessoires de bureau, celle des transports en commun (voitures, tramway, trains, avions…), celle des loisirs : les montagnes russes d’un parc d’attraction, des moments sportifs, le charleston d’un dancing, la foule d’un café populaire, des spectacles de revue, une séance de cinéma. Même les mannequins dans les vitrines s’animent de façon mécanique. Quand vient le soir, le ballet lumineux des phares et des enseignes se reflétant sur le bitume remplace le mouvement ininterrompu de la foule des travailleurs et des véhicules dans les artères de la ville.
Voilà ce qu’est Berlin, selon ce film tourné un an durant : un ballet mécanique perpétuel, dans le décor minéral de rues contournant des immeubles aux immenses façades et des usines fonctionnant du matin au soir. Les infrastructures modernes de ce théâtre social sont au cœur du propos de Ruttmann, qui ne laisse pas de place aux espaces d’intimité tels que l’intérieur des habitations.
Une ville habitée
Si Nature morte berlinoise, de Moholy-Nagy, propose également un montage rapide, une alternance de plongées et de plans au ras du sol et une composition graphique, son propos diffère légèrement. Les motifs architecturaux, le déplacement des passants, les ombres mouvantes et les mouvements de caméra remplacent la vitesse des machines pour brosser le portrait de la ville. La recherche plastique de Moholy-Nagy le pousse à suivre les lignes des rails et des passages voûtés, des mosaïques et des échafaudages, des structures métalliques et des fontaines, afin de composer des rythmes architecturaux à l’intérieur de l’image. La modernité de la ville se dessine sans frénésie, par le truchement de l’outil cinématographique.
D’ailleurs, comme le note Krisztina Passuth, Nature morte berlinoise est « le film d’un photographe réaliste qui est aussi sociologue » : « Des machines et des structures y figurent également, mais les personnages, les visages, les gestes, les objets et les lieux au service de l’homme jouent un rôle plus important. » Moholy-Nagy se rapproche des habitants, qu’il saisit dans des postures et des gestes parfois indéfinis, comme faisant partie de l’architecture organique de la ville. C’est cette même approche des corps plus que des bâtiments pour brosser le portrait de Berlin qui préside à la réalisation des Hommes, le dimanche.
Corporéités berlinoises
Une galerie de portraits
Les Hommes, le dimanche, fondé sur un reportage effectué peu avant par Kurt Siodmak, le frère du réalisateur, est tourné avec des acteurs amateurs et en partie improvisé. Si l’introduction évoque la frénésie de la grande ville, les rapports humains sont davantage mis en avant. Les Hommes, le dimanche constitue un contrepoint à Berlin, symphonie d’une grande ville non seulement parce qu’il prend pour objet le repos et l’oisiveté plutôt que l’activité et la productivité, mais aussi parce qu’il évoque l’intime plutôt que le social. Rapidement, on pénètre dans un appartement modeste, dont quelques particularités sont mises en avant : des gouttes qui coulent du robinet, une porte d’armoire qui s’ouvre toute seule… Les gestes du quotidien tels que se limer les ongles ou se raser sont simultanément filmés en gros plans. Le portrait de Berlin, dans le film, est esquissé en suivant au plus près un moment de la vie de quelques habitants, présentés pendant le générique de début comme Erwin Splettstößer, chauffeur de taxi, Brigitte Borchert, qui a vendu cent cinquante fois le même disque, Wolfgang von Waltershausen, qui cumule les métiers, Christl Ehlers, figurante, et Annie Schreyer, mannequin. Quatre d’entre eux vont passer leur dimanche au bord du lac Wannsee, entre baignade, promenade en barque et pique-nique, tandis que la cinquième reste au lit.
Les séquences documentaires qui ponctuent le film constituent le contexte sur lequel s’élabore le récit de la sortie entre les quatre protagonistes. Cependant, la fonction de cette trame fictionnelle est en fait ajouter de l’épaisseur à la galerie de portraits berlinois que propose le film. Dans Les Hommes, le dimanche, l’enjeu n’est pas de filmer la foule anonyme prise dans les infrastructures urbaines, mais plutôt de montrer la multitude des habitants. Tous singuliers, ils vivent chacun à leur manière les rares instants de liberté que leur laisse une vie ordonnée par le rythme du travail quotidien. Comme le remarque le théoricien du cinéma Raymond Bellour dans l’ouvrage qu’il consacre au film, on ne peut pas dégager de liens de causalité clairs entre les plans documentaires de la ville et les séquences fictionnelles : les uns et les autres se juxtaposent jusqu’à former un ensemble cohérent, un objet sensible qui restitue la manière dont le suspens dominical est ressenti par les habitants de la capitale.
Un tourbillon de sensations
Dans Berlin, symphonie d’une grande ville, Ruttmann évoque lui aussi les habitants de la ville, dépeinte comme un théâtre social. L’humain y est considéré comme une foule anonyme réduite à un ensemble de statuts socio-professionnels. Aucune place n’y est laissée à celles et ceux qui sont à la marge de la société, et le film le souligne en faisant ponctuellement surgir, puis disparaître, quelques mendiants, ou encore une femme terrassée par la frénésie qui l’entoure, qui se jette dans la Spree depuis un pont.
De fait, Ruttmann porte « un intérêt moins pour la matérialité de la grande ville que pour les effets sensoriels et psychologiques de ses transformations », comme le note Stéphane Füzesséry, faisant preuve en cela d’un « réalisme phénoménologique » caractéristique de la modernité cinématographique. Si le réalisateur filme le « rythme graphique et le gigantisme des nouvelles façades, (…) la saturation progressive du champ visuel par les signaux de la modernisation technique, (…) l’intensification du trafic, le fourmillement de la foule (…), l’emprise croissante des nouvelles textures du verre et du bitume, où se reflète, en d’incessants miroitements, l’intense spectacle nocturne des néons et des enseignes lumineuses », c’est pour mieux souligner que, pour ses habitants comme pour le spectateur du film, « Berlin est le lieu d’expériences sensorielles inouïes. La vision du passant y paraît sollicitée à l’extrême, jusqu’à atteindre un seuil limite, une forme d’hypertrophie sensitive. »
La conséquence de cette « expérience hyperesthésique de nervosité collective » est une « crise des usages corporels élémentaires », bien montrée dans certains plans du film. Il s’agit par exemple, pour les passants, de réapprendre à traverser la rue de manière maladroite, empruntée, au milieu du trafic incessant. Il s’agit aussi de rationaliser leurs usages corporels : immergé dans la foule, chacun règle le rythme de ses déplacements et sa direction, autrement dit le temps dont il dispose, sur ceux des autres. C’est aussi pour cela que les habitants de Berlin s’étourdissent, le soir venu, de loisirs de masse : « Le cinéma, le combat de boxe, le spectacle de music-hall et la fête foraine simulent les chocs perceptifs du milieu métropolitain ». En s’y exposant, les citoyens diminuent chaque jour leur sensibilité à la frénésie urbaine, leur rendant soutenable le rythme de la ville.
Regards humanistes sur la ville
Au milieu du film Les Hommes le dimanche, un photographe professionnel tire le portrait de badauds venus passer leur jour de repos sur les bords du Wannsee. Chacun s’agite devant la caméra jusqu’à être figé dans une pose photographique. Cette séquence, qui rappelle la série Les Hommes du 20e siècle du photographe August Sander, propose un bel instantané des usagers de la plage. Bien qu’ils soient d’âges, de genres, de corpulences et de classes sociales différents, l’objectif de la caméra, leur tenue de bain et la lumière du soleil sur leur visage les rend plus ou moins égaux.
Elle permet d’affirmer que, contrairement à ce que défendait en son temps le philosophe Siegfried Kracauer, la Nouvelle Objectivité ne marque pas « un état de paralysie » d’une pensée du cinéma désengagée de la politique. Berlin, symphonie d’une grande ville, Les Hommes, le dimanche et Nature morte berlinoise dépeignent certes, comme le dénonçait Kracauer, « un océan de faits » sans livrer immédiatement aux spectateurs et spectatrices leurs implications. Cependant, ils les invitent ainsi à contempler ces fragments de réel dans toute leur épaisseur sensible, et donnent à percevoir les mouvements de la grande ville moderne. Ce faisant, non seulement ils montrent la capitale allemande à échelle humaine en la livrant aux sensations des spectateurs et spectatrices, mais ils laissent également ces derniers décider eux-mêmes du sens de ce qu’ils voient.
Cette approche impressionniste de la ville dans son quotidien moderne va précisément à l’encontre de l’esthétique du Troisième Reich, qui prônera quelques années plus tard l’exaltation de l’homme héroïque, un retour aux canons antiques, la défense de valeurs réactionnaires et un art d’édification immédiatement compréhensible par « l’homme ordinaire ». À une époque où monte le nazisme, ces portraits berlinois constituent les instantanés d’un regard humaniste sur des temps troublés.
L’historien Bernard Eisenschitz retrace les deux périodes où l’Allemagne a été au centre du cinéma mondial : pendant l’entre-deux-guerres, et dans les années soixante et soixante-dix. Cette deuxième édition fait également état du renouveau du cinéma germanique dans le documentaire et la fiction pour en souligner la vigueur.
Thierry Jousse & Thierry Paquot (dir.)
Cahiers du cinéma, 2005
Dans un long article consacré à Berlin, l’architecte et historien Stéphane Füzesséry analyse avec finesse les enjeux esthétiques qui se dégagent de Berlin, symphonie d’une grande ville, de Walter Ruttmann (1927).
L’ouvrage de Raymond Bellour s’attache à une analyse esthétique des Hommes, le dimanche, à travers plusieurs chapitres thématiques, consacrés notamment à l’entremêlement de la fiction et du documentaire, et à quelques séquences clés comme celle où un photographe capture le portrait de badauds.
Raymond Bellour opère de nombreux rapprochements avec des films de la même période, ainsi que des sauts temporels, par exemple avec l’usage fait par Jean-Luc Godard à plusieurs reprises de la scène d’un baiser entre deux personnages.
Cette monographie consacré à László Moholy-Nagy, en plus de contenir de nombreuses illustrations, propose des éléments biographiques et analyse l’approche de l’artiste dans les multiples disciplines qu’il a explorées, notamment le cinéma.
Un pique-nique au bord du lac du Wannsee, dans le Berlin de 1930… Lumineux et pétillant, un chassé-croisé amoureux, orchestré par une bande de jeunes cinéastes en devenir, parmi lesquels Billy Wilder et Robert Siodmak.
Pour la première fois en France, une exposition donne à voir le foisonnement artistique de l’époque de la République de Weimar. Peinture, graphisme, architecture et aussi cinéma, théâtre, littérature, musique… Riche de presque 900 œuvres, « Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander » est une plongée dans la Nouvelle Objectivité, mouvement majeur du 20e siècle. Avec, comme fil rouge, l’œuvre d’August Sander, somme photographique sur la société allemande. Présentation par Angela Lampe et Florian Ebner, commissaires de l’exposition.
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