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Appartient au dossier : Pasolini, de fable en réel

Films documentaires et cinéma oral
À travers l'œuvre de Pasolini

Les documentaires de Pasolini, emplis de paroles, font également une autre place à l’oralité, explique Damien Marguet, maître de conférences en cinéma à l’Université Paris-8. Le langage s’y déploie en images et en gestes, laissant transparaître de nombreuses manières d’être au monde.
Les films documentaires de Pasolini sont diffusés dans le cadre du cycle « Pasolini, Pasoliniennes, Pasoliniens ! » proposé par la Cinémathèque du documentaire à la Bpi au printemps 2021.

Interview de jeunes gens, image noir et blanc
Pier Paolo Pasolini, Enquête sur la sexualité (Comizi d’amore) © Arco Films / Fondo Pier Paolo Pasolini / Carlotta Films, 1964

Dans un texte célébrant la vitalité de la langue italienne, Pier Paolo Pasolini évoque la première fois où Ninetto Davoli, ce jeune homme d’origine calabraise devenu égérie du cinéaste, voit la neige tomber. Sa joie enfantine se traduit par une danse et un cri archaïques impossibles à retranscrire et à oublier. Lorsque Pasolini offre, quelques années plus tard, une de ses notes filmées à Ninetto, La Séquence de la fleur de papier (1968), elle prend naturellement la forme d’une déambulation dansée dans une avenue de Rome, l’innocence et la nonchalance de l’acteur tranchant avec l’agitation sérieuse de la grande ville. C’est à cette poésie charnelle et triviale, inscrite dans nos manières de faire et de dire, que Pasolini a consacré son œuvre, de ses premiers écrits bilingues en frioulan et italien jusqu’à ses dernières prises de parole, où il constate avec désespoir l’affaiblissement des dialectes entraîné par la globalisation culturelle. 

C’est justement pour sa capacité à restituer la dimension physique et gestuelle de la langue, sans faire appel à une norme, que le cinéma a intéressé Pasolini. Ses films documentaires gardent trace de ses recherches préparatoires en quête de lieux et de corps, de ses voyages et ses détours, ses rencontres et ses surprises. L’oralité qui s’y déploie ne concerne pas seulement les usages de la parole, mais l’expressivité des corps dans son ensemble, la langue des gestes qui unit les hommes.

Polyphonies

C’est par un film de montage, La Rage (1963), que s’ouvre l’œuvre documentaire de Pasolini. Amené à puiser dans un matériau conventionnel – un fonds d’archive de films d’actualité –, il y détecte tous ces micro-accidents par lesquels le réel se fraie un passage au milieu des discours et des mises en scène : par un regard de défiance adressé à la caméra, ou au contraire par un mouvement de pudeur, pour masquer des larmes par exemple. Un commentaire écrit par le cinéaste met en lumière ces signes fragiles d’humanité que contiennent les images. La lecture du texte en voix-over se fait à deux, le peintre Renato Guttuso se chargeant de la « voix en prose » et l’écrivain Giorgio Bassani de la « voix en poésie ». Cette polyphonie, redoublée par la présence presque continue de la musique, n’a rien de l’artifice formel : face au mutisme des archives, il fallait au moins deux tons, deux rythmes, deux accents pour en préserver la polysémie. Si Pasolini affectionne l’exercice du monologue intérieur, ce n’est jamais la langue qui l’intéresse mais les langues qui parlent à travers nous, reflets d’héritages familiaux, de milieux de vie, d’expériences intimes. 

Présente à l’image ou via un commentaire dans la quasi-totalité de ses films documentaires après La Rage, la voix du cinéaste y rencontre des myriades d’autres voix venant questionner son identité. On retiendra les assemblées sur l’amour filmées à l’occasion d’Enquête sur la sexualité (1963), au travers desquelles apparaît l’extraordinaire diversité des parlers italiens, mais aussi le langage soutenu de ces étudiants africains interpellés par Pasolini dans Carnets de notes pour une Orestie africaine (1969), qui dénoncent par leur ton même la vision archétypale de l’Afrique portée par le cinéaste. La polyphonie pasolinienne renvoie à la fois au chœur antique, à cette voix du peuple que ses films cherchent systématiquement à nous faire entendre, et au besoin de préserver un écart, une forme d’altérité au sein de son discours.

Actes de langage

Le commentaire des Repérages en Palestine pour L’Évangile selon Matthieu (1964) aurait été improvisé par Pasolini sur les images déjà montées du film. C’est bien possible, tant la pratique documentaire correspond chez lui à une prise de risque et à une mise à nu du processus de création, comme si l’œuvre achevée avait moins d’intérêt que l’énergie créatrice dont elle dépendait. Le cinéma aux yeux de Pasolini est un moyen et non une fin, un exercice toujours ouvert, que chaque film remet en question. Cette dimension performative est particulièrement sensible dans ses documentaires qui se présentent comme une série de prises de parole et d’actes de langage spontanés. Les formes des Repérages en Palestine ou d’Enquête sur la sexualité paraissent ainsi s’élaborer chemin faisant. Le moment le plus marquant à cet égard est sans doute la session de free jazz improvisée et placée au milieu des Notes pour une Orestie africaine

Parole et engagement vont de pair dans ces films, pour lesquels Pasolini passe parfois devant la caméra et qui rendent compte pour la plupart d’une immersion dans des territoires radicalement étrangers (la Palestine, l’Inde, le Yémen…). Le rapport à l’étranger est un des fils conducteurs de cette recherche documentaire, qui transparaît notamment dans les réactions physiques des personnes à la présence de la caméra. Une des séquences les plus éloquentes se situe dans les Repérages en Palestine lorsqu’une petite paysanne arabe, surprise en plein champ par Pasolini et son équipe, semble désarmée et effrayée par cette apparition surnaturelle. Le cinéaste et la jeune fille paraissent alors appartenir à deux univers inconciliables.

La langue de la réalité

Les Murs de Sanaa (1970), dernière incursion de Pasolini dans le registre documentaire, concentre à lui seul toutes ces dimensions. Réalisé à partir d’images captées au Yémen en marge du tournage du Décaméron (1971), il illustre à merveille le concept cher au cinéaste de « langue de la réalité ». Tout y prend une valeur orale, du chapeau de l’ingénieur chinois aux motifs architecturaux de la vieille ville, en passant par les chants de ses habitants. Aucun mot n’y est prononcé par les Yéménites, mais les images, en couleur et d’une grande force sensible, suffisent à faire parler les choses. Par le montage, Pasolini compare cette langue à celle de l’Italie moderne, où la petite bourgeoisie s’est résignée à la dissolution de ses traditions et de son patrimoine. Conscient de l’inexorable effacement du passé, il avait compris que le cinéma pouvait en préserver la « scandaleuse force révolutionnaire » en vue des générations futures.

Publié le 12/04/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

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