Mise en scène dans des cortèges et fêtes johanniques, Jeanne d’Arc fait l’objet de multiples interprétations populaires et politiques. Balises vous donne un aperçu des regards portés sur ce personnage historique pour accompagner la rencontre « L’histoire est-elle une religion comme les autres ? » proposée par la Bpi en janvier 2023.
Jeanne d’Arc, suffragiste
Au début du 20ᵉ siècle, Jeanne d’Arc devient l’emblème de la Women’s Social and Political Union (WSPU) – une société revendiquant, par des méthodes spectaculaires et souvent illégales, l’accès au droit de vote des femmes britanniques. En armure et à cheval, portant haut l’étendard aux couleurs de la WSPU, des suffragistes endossent le costume de Jeanne d’Arc lors de grandes manifestations londoniennes. En avril 1909, elles célèbrent la libération d’Emmeline Pethick-Lawrence, la trésorière de la WSPU. En juin de la même année, elles saluent celle de Patricia Woodlock, une autre militante. En juin 1911, elles organisent la Women’s Coronation Procession, qui rassemble quarante mille manifestantes quelques jours avant le couronnement de George V. En mai 1914, elles défilent pour promouvoir le journal de la WSPU, The Suffragette. Ouvrant la marche, Jeanne d’Arc mène les suffragistes militantes vers l’égalité politique comme, jadis, les armées royales vers la victoire militaire.
Les membres de la WSPU s’identifient à cette hérétique béatifiée : elles défendent une cause qu’elles savent juste, malgré l’opposition de leurs contemporain·es, et sont prêtes à user de la violence et à affronter la prison et la torture. Cette dévotion est notamment soulignée par Christabel Pankhurst, co-dirigeante de la WSPU : elle encourage son auditoire à « suivre l’exemple de la Pucelle en donnant tout ce qu’elles ont et tout ce qu’elles sont au service de leur pays » – les invitant aussi, indirectement, à se détourner du mariage.
D’autres sociétés suffragistes s’inspirent plus ponctuellement de Jeanne d’Arc. Elle est ainsi évoquée sur une bannière lors d’une manifestation organisée par la National Union of Women’s Suffrage Societies (NUWSS) en 1908. On la retrouve également sur celle de la Catholic Women’s Suffrage Society (CWSS) en 1912. Plus généralement, les différents cortèges suffragistes mettent souvent en scène des femmes célèbres du passé : rappeler leurs contributions à la vie économique, scientifique ou artistique du pays doit souligner l’absurdité de leur exclusion de l’électorat parlementaire.
En France aussi, des suffragistes se réclament de Jeanne d’Arc lorsqu’elles investissent l’espace public et demandent le droit de vote. En 1909, Hubertine Auclert dépose une gerbe aux pieds de la statue de la place des Pyramides, à Paris. En mai 1924, la fête de Jeanne d’Arc coïncide avec les élections législatives : la Société pour l’amélioration du sort de la femme et la revendication de ses droits en tire des pancartes « Jeanne d’Arc a pu sauver la France. Elle ne pourrait pas voter ». Un argument similaire est déployé par des féministes orléanaises en 1929, année des élections municipales et du cinquième centenaire de la libération de la ville. Les fêtes johanniques font en effet l’objet de multiples investissements politiques.
Fêtes johanniques, fêtes politiques
Plusieurs fêtes coexistent au début du 20ᵉ siècle. L’anniversaire de la levée du siège d’Orléans, le 8 mai 1429, y est célébré chaque année depuis le 15ᵉ siècle. La capture de Jeanne d’Arc à Compiègne le 23 mai 1430 y est commémorée de façon irrégulière à partir de 1909, de même que sa mort sur le bûcher à Rouen, le 30 mai 1431. L’incarnation de cette figure historique est alors un enjeu politique : à Orléans, l’adolescent qui prêtait ses traits à Jeanne d’Arc est remplacé, à partir de 1912, par une jeune fille costumée et intégrée au cortège. Comme le note l’historienne Nicole Pellegrin, « il y a là la preuve d’un changement généralisé des mœurs qui autorise désormais en public le travestissement masculin pour les femmes. »
À ces événements locaux s’ajoute, le deuxième dimanche de mai, la Fête nationale de Jeanne d’Arc et du patriotisme votée par le Parlement en 1920. Dans l’entre-deux-guerres, de nombreux membres du gouvernement participent aux différentes célébrations, signe du poids politique de la figure johannique. Les anniversaires notables suscitent la plus forte présence officielle : en 1929, le cinquième centenaire de la levée du siège d’Orléans voit se déplacer à la fois le président du Sénat, Paul Doumer, et le président de la République, Gaston Doumergue, tandis que le président du Conseil, Raymond Poincaré, se rend à Domremy. Deux ans plus tard, des membres du gouvernement et des haut-gradés militaires se rassemblent place des Pyramides pour les cinq cents ans de la mort de Jeanne d’Arc.
En 1939, Albert Lebrun, président de la République, et Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale, se rendent à Orléans. Si les festivités associent de longue date les autorités civiles, religieuses et militaires, le rassemblement autour de l’héroïne de la patrie se fait cette année-là éminemment politique, quelques mois après l’annexion des Sudètes, puis de la Bohême-Moravie, par l’Allemagne nazie. Durant la Seconde Guerre mondiale, des membres ou représentants du gouvernement de Vichy rendent également quelques hommages à Jeanne d’Arc, dont ils ne manquent pas de rappeler la fin tragique aux mains de l’envahisseur anglais.
Avec la fin du conflit, les fêtes orléanaises acquièrent une symbolique nouvelle : désormais, le 8 mai est à la fois l’anniversaire de la libération de la ville en 1429 et celui de l’armistice de 1945. Vincent Auriol, président de la République, participe donc aux festivités en 1947, accompagné du jeune ministre des Anciens Combattants et des Victimes de guerre – un certain François Mitterrand. Son successeur, René Coty, se joint quant à lui aux célébrations de Rouen en 1956 – année qui voit coïncider le cinq centième anniversaire de la réhabilitation de Jeanne d’Arc et la réouverture de la cathédrale de Rouen, endommagée par les bombardements de 1944.
La double signification du 8 mai est aussi largement commentée et mise en scène en 1959, lors de la visite du président Charles de Gaulle à Orléans. La fusion est achevée à Rouen en 1973 : Maurice Druon, ministre des Affaires culturelles, rallume une flamme (!) en mémoire de Jeanne d’Arc, tandis qu’un régiment d’infanterie interprète Le Chant des partisans.
La participation des chefs d’État ou de gouvernement aux fêtes johanniques se poursuit donc sous la Vᵉ République : Valéry Giscard d’Estaing se rend dans le Loiret en 1979, suivi par François Mitterrand en 1982 et 1989, et par Jacques Chirac en 1996. L’hommage rendu à Jeanne d’Arc devient alors prétexte à divers messages politiques, s’attardant moins sur la biographie de la jeune femme que sur la victoire de 1945 et les appels à l’unité nationale. Ainsi, pour Valéry Giscard d’Estaing :
« l’unité nationale a été et demeure l’unique moteur de notre grandeur, et de notre influence. Cette unité mystérieuse que Jeanne a créée autour d’elle pendant quelques mois a suffi à sauver le royaume de France. Cette unité retrouvée en 1940 sous un chef historique, Charles de Gaulle, nous conduisit aux combats victorieux de 1945. »
Jeanne d’Arc, gaulliste avant l’heure ? C’est également ce que sous-entend Jacques Chirac :
« Parce que la Pucelle a surgi des profondeurs du pays, c’est le peuple qui s’est installé à la table de l’Histoire. La France de Jeanne esquisse une certaine idée de la France. […] Après elle, d’autres voix s’élèveront aux heures les plus sombres. D’autres chefs nous appelleront à resserrer les rangs face aux dangers. À demeurer fidèle à la France, à son génie, à ses traditions, à son rayonnement. Aux valeurs par lesquelles notre Histoire s’est forgée. Les soldats de l’An II, ceux de Verdun, ceux encore de la France libre et les combattants de l’ombre sous l’Occupation, tous ont répondu au même appel. »
Le président socialiste François Mitterrand salue quant à lui ces deux 8 mai qui, « à plus d’un millénaire de distance, ont permis à la France de devenir ce qu’elle est : une nation libre et souveraine ». Il envisage Jeanne d’Arc comme un symbole de « vigilance, résistance, unité » et précise :
« l’unité nationale, ce n’est pas l’uniformité, c’est le pluralisme et le choc des idées. Mais c’est aussi le sentiment d’appartenir à une communauté forgée dans l’Histoire, apte à épouser son époque, prête à la grande aventure du temps présent, où chacun de nous peut choisir librement sa manière de vivre, les compagnons de sa vie, à la condition suprême et décisive de savoir vivre ensemble. »
Dans les décennies suivantes, la tradition des visites présidentielles à Orléans est mise en sommeil : ni Nicolas Sarkozy ni François Hollande ne participent aux fêtes johanniques après leur élection. Le gouvernement y est toutefois représenté par Rachida Dati, ministre de la Justice, en 2008, et par Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, en 2016. Ce dernier n’y retourne pas après son entrée à l’Élysée mais laisse à son Premier ministre, Édouard Philippe, le soin de présider les fêtes. La charge politique des discours officiels sur Jeanne d’Arc évolue alors. Certaines personnalités osent le parallèle avec leur propre parcours. Pour Emmanuel Macron, ministre « en marche », l’héroïque bergère « fend le système » : « son arrivée suscite l’espérance, son énergie galvanise » – une allusion reprise deux ans plus tard par Édouard Philippe. D’autre part, les discours des années deux mille et deux mille dix soulignent l’universalité de la figure johannique : lors d’une visite à Vaucouleurs marquant les six cents ans de sa naissance, en 2012, Nicolas Sarkozy affirme que « Jeanne n’appartient à aucun parti, à aucune faction, à aucun clan. » Ces prises de parole récentes sont aussi, bien souvent, parsemées d’allusions à peine voilées à ceux qui « l’ont trahie en ne la méritant pas […], en la confisquant au profit de la division nationale ».
Jeanne d’Arc et l’extrême droite
La fin du 20ᵉ siècle voit en effet s’affirmer une association entre la figure johannique et l’extrême droite. L’attrait des mouvements nationalistes ou antiparlementaires pour Jeanne d’Arc est plus ancien : au début du 20ᵉ siècle, les manifestations en hommage à la jeune femme attirent notamment Paul Déroulède, fondateur de la Ligue des patriotes, Maurice Barrès, écrivain nationaliste et antisémite, et Charles Maurras, figure de l’Action française, dont les jeunes défilent, bras tendu, sur la place des Pyramides en 1934.
Héritier de courants maurrassiens, pétainistes et identitaires, le Front national (FN) fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen poursuit le traditionnel hommage à Jeanne d’Arc le deuxième dimanche de mai. En 1988, la manifestation est décalée au 1ᵉʳ mai afin d’éviter la date des élections présidentielles, mais aussi de se distinguer du reste de l’extrême droite tout en vantant la dimension sociale du rassemblement. La référence johannique devient ainsi prétexte à une contre-appropriation de l’espace public, à une alternative frontiste à la fête du Travail et aux manifestations intersyndicales.
Selon Yann Rigolet, les discours de Jean-Marie, puis Marine Le Pen, jouent sur « un processus de fusion et d’analogie entre leur propre statut de chefs de parti, de prophètes d’une société en déréliction, et le souvenir même de Jeanne d’Arc qui résoudrait à sa manière les maux de son temps. » La comparaison avec la « sainte de la reconquête nationale » – écho de la « patronne des envahis » saluée par Déroulède – leur sert de prétexte pour se présenter, à leur tour, comme l’homme ou la femme providentiel·le défendant la France contre les étranger·ères et contre l’intégration européenne. Le traité fondateur de l’Union européenne, signé à Maastricht en 1992, est ainsi rapproché du traité de Troyes qui, en 1420, prévoit que le roi d’Angleterre héritera de la couronne de France. De même, en amont du référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe de mai 2005, Jeanne d’Arc devient dans les discours du FN un symbole de « ceux qui disent non ». Après l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence du parti frontiste en 2011, les affiches annonçant les rassemblements du 1ᵉʳ mai et les discours prononcés à cette occasion renforcent le parallèle avec Jeanne d’Arc : selon l’historien Franck Collard, l’image de « féminité virile » entretenue par la nouvelle dirigeante du FN se veut un écho à la bergère devenue cheffe de guerre.
Bien qu’elle lui soit désormais souvent associée, Jeanne d’Arc n’a pas attendu le Front national pour descendre dans la rue. Au contraire, la multiplicité des cortèges et hommages rendus depuis le début du 20ᵉ siècle traduit une diversité d’interprétations et d’appropriations populaires et politiques. Jeanne d’Arc est devenue une figure totémique sur laquelle chacun·e projette ses espoirs et sa vision de l’histoire de France, comme le soulignait déjà André Malraux dans un discours à Orléans en 1961, repris à Rouen en 1964 :
« Ô Jeanne sans sépulcre, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants, regarde cette ville fidèle ! Jeanne sans portrait, peu importent tes vingt mille statues, sans compter celles des églises… À tout ce pour quoi la France fut aimée, tu as donné ton visage inconnu. »
Votes for Women est un titre de presse suffragiste fondé en 1907 et dirigé par Emmeline et Frederick Pethick-Lawrence. Il est rattaché à la WSPU jusqu’en 1912, date à laquelle les Pethick-Lawrence sont exclu·es de cette société militante. Le couple continue alors de publier Votes for Women de manière indépendante, tandis que la WSPU se dote d’un nouveau journal hebdomadaire, The Suffragette, sous la direction de Christabel Pankhurst. Ce dernier prend le titre de Britannia en 1915.
Jeanne d’Arc est régulièrement évoquée dans les pages de ces deux journaux. Des membres de la WSPU y relatent les manifestations mettant en scène la Pucelle en avril 1909, en juin 1909, en juin 1911 et en mai 1914. Des comparaisons entre l’héroïne médiévale et les suffragistes militantes sont par exemple dressées en avril 1909, dans une retranscription du discours prononcé par Emmeline Pethick-Lawrence lors de sa libération, le même mois dans un résumé d’une prise de parole de Christabel Pankhurst, et en mai 1913, dans un article de Christabel Pankhurst. En juin 1914, cette dernière signe également un résumé critique d’un pamphlet consacré à Jeanne d’Arc par Millicent Garrett Fawcett, la présidente de la NUWSS. Enfin, la Pucelle apparaît à plusieurs reprises en une du journal de la WSPU, avec des photographies de sculpture et statue, ainsi que des dessins originaux ou issus d’autres journaux.
Les exemplaires conservés à la Women’s Library de Londres sont consultables sur LSE Digital Library, la bibliothèque numérique de la London School of Economics.
Rassemblant historien·nes, artistes, personnalités politiques et jeunes Orléanaises ayant incarné la Pucelle, cette émission éclaire les circonstances dans lesquelles Jeanne d’Arc est « devenue tour à tour l’emblème de la République laïque, de l’Église catholique et du nationalisme intégral, de la Résistance et de la Collaboration, de la xénophobie et de la cause des femmes… ».
Ce documentaire est le quatrième d’une série de cinq épisodes consacrés à la vie et à la postérité de Jeanne d’Arc, produits par Martin Quenehen et réalisés par Doria Zenine.
Vincent Cousseau, Florent Gabaude et Aline Le Berre (dir.)
Presses universitaires de Limoges, 2017
L’élaboration, la propagation et l’exploitation du mythe johannique sont au cœur de cet ouvrage collectif, incluant un chapitre de Christophe Le Dréau sur les interprétations de Jeanne d’Arc au Royaume-Uni entre 1909 et 1920, et un autre de Sabine Savornin sur les discours antagonistes du Front national et des Femen.
Jean-Patrice Boudet et Xavier Hélary (dir.)
Presses universitaires de Rennes, 2014
Cet ouvrage collectif consacré à l’histoire et aux multiples interprétations de Jeanne d’Arc comprend notamment un chapitre de Yann Rigolet intitulé « Jeanne d’Arc chez les frontistes : faire-valoir médiatique ou marqueur identitaire ? ».
Pascal-Raphaël Ambrogi et Dominique Le Tourneau
Desclée de Brouwer, 2017
Énorme ouvrage d’environ deux mille pages, ce Dictionnaire encyclopédique de Jeanne d’Arc comprend, entre autres, des entrées aux noms de plusieurs personnalités politiques du 20ᵉ siècle, utiles à l’identification et à l’analyse des évocations de la figure johannique.
À la Bpi, niveau 2, 235 JEAN.A 2
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